Un mois et demi environ s'est écoulé depuis l'opération du 7 octobre dans l'enclave de Gaza; le scepticisme s'accroît et les risques s'accumulent.
Au-delà de la fanfaronnade de Benjamin Netanyahou et de son ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui ont parlé de changer les cartes et affirmé que ce qui a précédé le 7 octobre ne ressemblera pas à ce qui va suivre, ainsi que des élucubrations de certains dirigeants du Hamas sur ce qui s'est passé, passons en revue quelques-uns des faits.
Compte tenu des dimensions stratégiques dangereuses de cette guerre et des positions explicites et sans précédent de l'Occident à son égard, je pense que tout analyste sensé en est venu à estimer que ce à quoi nous assistons a dépassé les limites de la «légitime défense», d'une «opération chirurgicale de sauvetage d'otages», de la vengeance du 7 octobre ou même de l'élimination d'un «groupe de type Etat Islamique», autre terme utilisé pour désigner le groupe terroriste Daech.
Conformément au droit international, le droit à la légitime défense ne permet pas de cibler délibérément avec des missiles des bâtiments résidentiels ou de forcer des centaines de milliers de personnes à choisir entre être déplacées de force et mourir sous les décombres de maisons, d'hôpitaux, d'écoles, de mosquées ou d'églises. Et cela ne justifie certainement pas le bombardement des zones où ces civils ont reçu l'ordre de fuir, dans le sud de la bande de Gaza.
En outre, les opérations de libération d'otages sont censées viser à assurer la sécurité des otages. Au lieu de cela, nous entendons des responsables israéliens parler avec arrogance de les sacrifier.
En ce qui concerne le Hamas, je pense que toute personne un tant soit peu informée est consciente de ce qui suit.
Premièrement, il s'agit d'un mouvement politique dont les dirigeants sont clairement issus des Frères musulmans. Il s'est ouvertement engagé dans des actions politiques et militaires. Il ne s'agit pas d'un groupe obscur et mystérieux comme Daech, qui apparaît et disparaît en fonction des besoins.
Nous ne pouvons pas attendre d'un individu ou d'un groupe qu'il espère vivre en sécurité si son voisin proche en est privé.
Eyad Abu Shakra
Deuxièmement, au fil des ans, Israël a assassiné plusieurs fondateurs et dirigeants du Hamas qui avaient tenté de s'engager dans une action politique et de ne plus prendre les civils pour cible, notamment le cheikh Ahmed Yassin, Ismaïl Abu Shanab et le Dr Abdelaziz al-Rantisi, tandis qu'il a exilé ou emprisonné d'autres personnes.
Troisièmement, Israël, comme les États-Unis, reconnaît qu'il existe plusieurs branches au sein du Hamas. L'opération du 7 octobre l'atteste très clairement, puisque les dirigeants du Hamas et de son allié libano-iranien, le Hezbollah, ont déclaré que les plans étaient un secret bien gardé et qu'ils ont été exécutés sans que la majorité des dirigeants du mouvement n'en aient eu connaissance à l'avance.
Quatrièmement, en ce qui concerne le Hezbollah, plusieurs capitales occidentales soulignent depuis des années la nécessité de distinguer les ailes politique et militaire du parti. Il en va de même pour le Hamas, d'autant plus que plusieurs de ses dirigeants résident dans des pays amis de l'Occident.
Pour toutes ces raisons, l'affirmation selon laquelle le Hamas – quelle que soit la position politique de chacun sur le mouvement et sur ce qui s'est passé le 7 octobre – est une réplique de Daech est totalement dénuée de fondement. Y croire, c'est adhérer à l'incitation évidente du Likoud, le parti au pouvoir en Israël.
Néanmoins, les dirigeants du Hamas portent une part de responsabilité. On peut lui reprocher de ne pas avoir évalué correctement son entourage, d'avoir succombé à ses contradictions idéologiques et organisationnelles et d'avoir été incapable de définir ses priorités en tant qu'organisation prête à s'engager véritablement sur la scène politique.
L'affirmation, à titre d’exemple, selon laquelle l'organisation tient à préserver l'identité nationale palestinienne et l'unité de la lutte palestinienne, devient indéfendable lorsqu'elle contribue à diviser les rangs des Palestiniens et sépare effectivement la bande de Gaza de la Cisjordanie.
Il est très étrange que le Hamas, un groupe issu des Frères musulmans, s'oppose au soulèvement populaire syrien et soutienne les oppresseurs du peuple syrien après que l'Iran et les capitales occidentales ont cherché à «diaboliser» ce soulèvement en le liant à la confrérie.
En outre, d'un point de vue purement sectaire, comment certaines ailes du Hamas peuvent-elles expliquer leur position à l'égard des dirigeants iraniens après toutes les politiques discriminatoires dont nous avons été témoins de la part de ces derniers et leur déplacement et marginalisation des communautés sunnites en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen?
Pour en revenir au côté israélien du déséquilibre, je pense que l'une des répercussions les plus dangereuses du 7 octobre pourrait être les positions profondément nuisibles d'acteurs qui sont censés être capables de faire la distinction entre l'incitation insidieuse à la violence et les limites moralement acceptables de la diversité d'opinion et du désaccord politique.
L'échec le plus grave et le plus hideux de nombreuses démocraties occidentales, mais pas de toutes, se situe à cet égard. Ce qui rend les choses encore plus pénibles, c'est que cette situation n’a pas fait surface soudainement en réaction à l'opération du 7 octobre.
Oui, les positions et les déclarations que nous entendons aujourd'hui de la part d’hommes politiques occidentaux, qu'ils soient de haut rang ou non, et que nous lisons dans les médias et sur les réseaux sociaux, ne semblent pas émaner de l'effet d'un choc momentané. De plus en plus, elles semblent faire partie d'une stratégie qui a commencé en décembre 1991 avec l'abrogation par l'ONU d'une précédente résolution de l'Assemblée générale (no 3379) qui affirmait que le sionisme était «une forme de racisme». Nous avons désormais presque atteint un point où toute critique ou opposition au gouvernement d'extrême droite et de colons en Israël est considérée comme une forme d'antisémitisme.
À ma connaissance, c'est un fait sans précédent dans les démocraties occidentales. Jamais auparavant les dirigeants ne s'étaient empressés d'apaiser les gouvernements israéliens les plus extrémistes et n'avaient imposé des restrictions maccarthystes aux critiques d'une campagne sanglante qui a tué plus de onze mille civils innocents à ce jour, les qualifiant soit de «soutien au terrorisme», soit d’«antisémitisme».
Dans la culture populaire du Moyen-Orient, il est largement admis que «chacun se porte bien tant que son voisin se porte bien», tandis que nos penseurs et écrivains nous ont appris que «ceux qui restent impunis deviennent insolents». Enfin, nous avons appris de l'Occident lui-même qu’«il faut être deux pour danser le tango».
Ce que je veux dire ici, c'est que nous ne pouvons pas attendre d'un individu ou d'un groupe qu'il espère vivre en sécurité si son proche voisin en est privé.
Comment dissuader l'une des parties au conflit de commettre l'injustice et d’exercer la tyrannie lorsqu'elle bénéficie d'un soutien extérieur illimité?
Comment la paix ou la coexistence peuvent-elles émerger si la partie la plus forte d'un conflit s'obstine à refuser de reconnaître l'existence de l'autre partie et poursuit son effacement physique, démographique et géographique pour conforter sa revendication?
Eyad Abu Shakra est directeur de la rédaction d'Asharq Al-Awsat. Cet article a été publié pour la première fois dans Asharq Al-Awsat.
X : @eyad1949
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com