«Si vous voulez dire la vérité aux gens, faites-les rire, sinon, ils vous tueront», dit un dicton anglais. La récente interview du comédien égyptien Bassem Youssef avec le célèbre présentateur de télévision Piers Morgan en est l'illustration la plus évidente.
Cet entretien a recueilli 17 millions de vues en ligne, soit le plus grand nombre de vues dans l'histoire de l'émission Piers Morgan Uncensored. Il a non seulement réussi à étancher la soif de représentation équitable de nombreux Arabes sur les chaînes occidentales, mais il pourrait également marquer un tournant dans la manière dont nous, Arabes, racontons notre histoire à l'échelle internationale.
Tout d'abord, chapeau à Morgan et à son équipe qui s'efforcent toujours de faire appel aux invités les plus intéressants et de leur poser les questions les plus difficiles, même si cette formule peut s'avérer difficile, comme le sait tout producteur de talk-show quotidien. Il convient également de les féliciter de ne pas avoir hésité à inviter Youssef, tout en sachant que ce dernier allait toujours critiquer Israël, une position qui aurait pu déplaire aux téléspectateurs. Finalement, les chiffres phénoménaux enregistrés sur YouTube ont clairement prouvé le contraire.
Mais il faut aussi être deux pour danser le tango. Au cours de l'interview, Youssef a fait preuve d'une capacité hors pair à transmettre son message de manière efficace. Le point culminant, à mon sens, a été le moment où il a dit à Morgan: «Si vous ne voulez entendre que votre opinion, je n'ai qu'à condamner le Hamas et à rentrer chez moi.»
Ce que Bassem Youssef a montré dans l'émission de Piers Morgan, c'est que les Arabes peuvent aussi être drôles, pleins d'esprit et... sans auto-censure !
Faisal J. Abbas | Rédacteur en chef
Cet entretien s'est révélé extrêmement satisfaisant, car il constitue la meilleure réponse à ce qui semble être une obsession à courte vue des médias occidentaux, à savoir faire en sorte que les invités arabes et musulmans se contentent de condamner les actions commises par le Hamas le 7 octobre. Un tel récit part du principe que le conflit israélo-palestinien n'a commencé qu'il y a deux semaines et que l'histoire ne remonte pas à 75 ans. Il suppose également que tout Arabe ou tout musulman soutiendra, par défaut, le Hamas. Et ce, bien que la quasi-totalité de nos gouvernements aient condamné la prise pour cible de civils dans les deux camps. Il ignore également le fait que, depuis des années, nombre de nos hommes politiques, intellectuels et même citoyens ordinaires ont mis en garde contre la tentation de mettre toute la société palestinienne dans le même sac et de négliger le contexte historique de ce long et douloureux conflit, et les souffrances causées par la poursuite de l'occupation israélienne.
Ce qui est tout aussi impressionnant, c'est que Youssef fait preuve de logique avec une telle légèreté que l'autre camp ne peut qu’être désarmé. Par exemple, le comédien égyptien s'est moqué de «l'adorable» affirmation de l'armée israélienne selon laquelle elle était «la seule force militaire au monde à avertir les civils avant de les bombarder». Il s'appuie pour cela sur une déclaration de Ron DeSantis, gouverneur de Floride et candidat républicain à la présidence des États-Unis. «Avec cette logique, a déclaré Youssef, si les troupes russes commençaient à avertir les Ukrainiens avant de bombarder leurs maisons, nous serions d'accord avec (Vladimir) Poutine, n'est-ce pas?» Ces propos sont d'autant plus pertinents que l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 a été condamnée à l'ONU par l'Égypte, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et de nombreux autres pays arabes.
J'ai toujours insisté sur le fait que nous, en tant qu'Arabes, devions raconter notre propre histoire pour empêcher les autres de détourner notre récit. J'ai toujours critiqué nos gouvernements pour ne pas avoir suffisamment d'anglophones qui peuvent logiquement défendre notre cause de manière calme et posée, comme l'a démontré récemment l'interview du prince héritier Mohammed ben Salmane, sur Fox News, qu'il a choisi de donner en anglais.
Pour ce qui est de la question récente de Gaza, parmi les personnalités publiques officielles incroyablement convaincantes de la région figurent le roi Abdallah de Jordanie, l'ancien chef des services de renseignement d'Arabie saoudite, le prince Turki al-Faisal, et l'ambassadeur palestinien au Royaume-Uni, Husam Zomlot.
Bien entendu, les représentants des gouvernements seront toujours liés par certains protocoles et limités par le discours de leur gouvernement respectif. Ce que le moment Bassem Youssef a montré à Piers Morgan, c'est que les Arabes peuvent aussi être drôles, pleins d'esprit et... sans auto-censure!
Et si le commun des mortels n'a pas toujours l'humour ou l'assurance d'un satiriste expérimenté comme Youssef, il n'en reste pas moins que nous assistons aujourd'hui à l'émergence d'un nombre croissant d'experts arabes en la matière, jeunes mais compétents, capables et convaincants. Je pense, par exemple, à la récente interview de la journaliste palestinienne Yara Eid sur la chaîne britannique Sky News et à de nombreux autres qui ont pris la parole sur les réseaux sociaux pour défendre leur point de vue, de manière pacifique et professionnelle.
Il convient également de féliciter les médias occidentaux qui font un effort supplémentaire pour garantir la participation des voix arabes. Le simple fait que Morgan ait interviewé Youssef, connaissant d'emblée sa position et prenant le risque de s'adresser à son public, est louable. Je sais que cela ne devrait pas être inhabituel dans des démocraties telles que le Royaume-Uni et les États-Unis, mais avec la récente vague de censure et la prédominance de la cancel culture, donner la parole à deux camps distincts est devenu un acte révolutionnaire.
À ce propos, je suis heureux de constater que la chaîne américaine MSNBC semble avoir fait volte-face quant à sa décision de suspendre les émissions de trois présentateurs musulmans. Que nous soyons d'accord ou non avec leurs opinions, nous souhaitons un bon retour à Ayman Mohieddine, Mehdi Hasan et Ali Velshi. Permettez-moi de dire que le fait qu'une idée aussi terrible ait même été envisagée, et brièvement mise en œuvre, en dit long sur l'état de l'Amérique et de sa démocratie, à propos de laquelle on nous fait souvent la leçon.
Faisal J. Abbas est le rédacteur en chef d'Arab News.
X: @FaisalJAbbas
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com