Les inondations n’ont jamais été rares dans l’histoire de Derna. Cependant, la puissance de la tempête Daniel ce mois-ci a été d’une ampleur sans précédent par rapport aux autres chocs, naturels ou autres, que la ville libyenne a enduré au fil des années, y compris sa récente transformation en champ de bataille entre les islamistes et un chef de guerre notoire.
Certains pourraient affirmer que le «tsunami inversé» a marqué l’entrée de la Libye dans un avenir incertain lié au changement climatique, mais le pays y était presque déjà, compte tenu de sa situation géographique dans l’une des régions du monde les plus vulnérables au changement climatique.
Toutefois, les menaces sont amplifiées à mesure que l’avenir de la Libye et sa résilience aux chocs inévitables sont compromis par l’héritage corrosif qui a amplifié la tragédie de Derna et continuera d’avoir des effets similaires sur le pays dans les années à venir.
Nous constatons déjà certaines des façons dont les effets de cet héritage se manifestent, quelques jours seulement après le passage de la tempête dévastatrice. Les habitants de Derna sont désormais pris au piège dans un mélange presque apocalyptique de corruption, de mort et de destruction.
Une population désespérée, lésée et exigeant furieusement responsabilité et changement, doit sauver ce qui reste de sa ville détruite, abandonnée par une patrie qui la trahit constamment.
Après avoir survécu à la tempête la plus catastrophique depuis le début des relevés dans les années 1900, les survivants de Derna ont vu leur vie réduite à néant. Certains ont raconté avoir assisté, impuissants, au décès de leurs proches, emportés par le torrent.
L’ampleur des horreurs devient chaque jour plus évidente. Des familles entières sont rayées des registres d’état civil. Pendant ce temps, les autorités sont occupées à contrôler la dissidence plutôt que de fournir de l’aide ou de faciliter les efforts de rétablissement, tandis que les personnes qui gardent espoir rejoignent celles endeuillées le long de la côte alors que des corps désormais méconnaissables continuent de s’échouer sur le rivage.
Leur calvaire est loin d’être terminé. Comme si tout cela n’était pas suffisant, Derna a été inexplicablement coupée du reste du monde cette semaine. Les autorités libyennes – continuant de s’appuyer sur des allégations douteuses de légitimité achetée par les armes et assurée par une communauté internationale désintéressée – n’ont publié qu’une multitude de déclarations et de communiqués de presse contradictoires sur la panne des communications.
On ne sait pas vraiment si l’intention est de gagner du temps pour trouver un bouc émissaire commode, ou de trouver des justifications acceptables pour isoler les habitants d'une ville dévastée qui, sans espoir de recours ou de soulagement, manifestent dans la rue dans une rare démonstration de fureur publique contre une élite dirigeante fermement enracinée.
Cependant, leurs demandes d’enquête sur la catastrophe et leurs appels à l’ONU pour superviser la reconstruction de Derna ont une nouvelle fois été accueillis par l’oppression parce qu’ils ont osé exprimer leurs revendications. Rappelant brutalement le type de décalage qui prévaut aujourd’hui en Libye, les autorités responsables de la gestion des conséquences de la dévastation préfèrent qualifier de «terroristes» les personnes légitimement lésées.
Le black-out des médias et d’Internet a été imposé au nom de la «sécurité», prétend-on – mais la sécurité de qui? Certainement pas des survivants de la catastrophe, qui sont désormais confrontés à une deuxième crise compte tenu des récents avertissements de l’ONU concernant de possibles épidémies provenant de l’eau contaminée et du manque d’assainissement.
Pour les quelques journalistes qui ont réussi à atteindre Derna avant l’isolement forcé de la ville, les histoires qu’ils ont découvertes ont été déchirantes. Les survivants, désireux désespérément que leurs voix soient entendues, ont livré des récits effrayants de leurs expériences jusqu'à présent. Les secouristes ont déclaré qu’ils n’avaient jamais vu de telles scènes de destruction, même en Turquie après les tremblements de terre de février.
«Les appels à l’aide et à une action rapide continuent d’être rejetés par une cabale cupide et corrompue.»
Hafed al-Ghwell
Pourtant, les appels à l’aide et à une action rapide continuent d’être rejetés par une cabale cupide et corrompue qui se positionne rapidement pour exploiter la tragédie de Derna, attendant avec impatience l’afflux de l’aide internationale et la possibilité de contrôler sa distribution. Ils s’en fichent du fait que leur répression et leurs coupures de courant envoient seulement le message horrible que les vies, le chagrin et la rage à Derna – ou ailleurs d’ailleurs – ne vaudront jamais plus que leur propre survie.
Naturellement, la volonté instinctive de réduire au silence, de réfuter, d’arrêter et de «faire disparaître» toute voix dissidente a encore alimenté la colère intense et galvanisé les Libyens bien au-delà de Derna et même à l’extérieur du pays.
Pendant ce temps, plutôt que de reconnaître la gravité de la situation dans la ville et à quel point elle témoigne d’un système profondément défectueux qui s’effondre sous son propre poids, pour la communauté internationale, la situation en Libye demeure inchangée.
Prenez les États-Unis, par exemple. Compte tenu de l’absence d'institutions étatiques stables et fonctionnelles en Libye, Washington aurait pu faciliter l’habilitation totale de l’ONU et d’autres organismes internationaux pour gérer les conséquences de la catastrophe, tout en marginalisant des dirigeants politiques libyens apathiques, insensibles, incompétents et corrompus.
Au lieu de cela, les États-Unis ont opté pour une réponse bizarre, sourde et franchement insultante en publiant des photos d’une réunion entre le chef de leur commandement américain pour l’Afrique et le chef de l’armée nationale libyenne, Khalifa Haftar.
D’une part, il est de facto le superviseur des opérations de la société militaire privée russe Wagner dans l’est de la Libye, que le département du Trésor américain n’a pas qualifié de groupe terroriste mais décrite comme une «organisation criminelle transnationale importante».
Deuxièmement, et d’autant plus ignoble, son agence de sécurité intérieure a terrorisé les survivants de Derna en déployant des efforts pour arrêter les organisateurs des manifestations devant la grande mosquée de la ville cette semaine.
Pire encore, la presse mondiale n’a témoigné aucune indignation notable concernant les pannes d’électricité à Derna, les arrestations arbitraires de survivants de la catastrophe, les demandes de responsabilisation ou le fait que l’un des fils de Haftar supervise les efforts de reconstruction.
De plus, les journalistes ne peuvent se rendre que jusqu'à Benghazi, à environ 250 kilomètres de là, pour couvrir ce qui se passe à Derna, alors que la ville est coupée du reste du monde. C’est une recette insidieuse qui aboutit inévitablement à ce que les développements dans la ville détruite finissent par être relégués au deuxième plan, alors que l’attention sera concentrée ailleurs.
Pendant ce temps, le nombre de morts continue d’augmenter, tandis que Haftar et ses semblables s’efforcent de faire de Derna une aubaine potentielle pour leurs aspirations politiques et une façade légitime dans leur rivalité avec l’autorité soutenue par l’ONU dans l’Ouest du pays. Le contrôle de l’accès et de l’acheminement des ressources, des fonds et du personnel vers la zone sinistrée donneront à l’autorité rivale de l’Est davantage d’influence et d’attention, qui sont déjà exercées à des fins néfastes.
Derna aurait pu être le signal d’alarme que la communauté mondiale a constamment ignoré concernant la Libye. Il est peu probable qu’un gouvernement unifié, responsable et réceptif ait été formé même si les protestations à Derna n’avaient pas été brusquement interrompues. Cependant, la rapidité et la dureté de la répression visant à les faire taire témoignent de vulnérabilités flagrantes et d’une peur palpable de contagion au niveau des troubles parmi les dirigeants apparemment inattaquables. Si seulement les autorités libyennes pouvaient répondre aux besoins de leurs citoyens aussi rapidement qu’elles réprimaient la dissidence…
Pendant ce temps, nous observons que la communauté mondiale continue de coopérer avec les mêmes entités complices de la création des conditions qui ont abouti à la catastrophe de Derna. Alors que les appels à l’aide se font de plus en plus forts, la communauté internationale doit non seulement tenir compte des appels à une aide immédiate mais aussi des appels désespérés à la transparence, à la responsabilité et aux coups décisifs portés à la corruption endémique qui compromet l’avenir de la Libye.
Alors que nous assistons à l’effondrement de Derna, nous devons nous rappeler que ses habitants ne sont pas seulement les victimes d’une terrible catastrophe naturelle mais aussi les victimes d’un système qui donne la priorité au pouvoir sur le peuple. Pour les habitants de la ville, le cauchemar ne fait que commencer.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com