Que penser d’un pays où un écrivain se fait violenter chaque fois qu’il s’adonne à une séance de dédicaces? Ainsi, au «pays de Voltaire», on ne débat plus, on lynche. Mais, au sein de l’élite elle-même, combien sont-ils ces maîtres-censeurs un jour, pourfendeurs de la censure le lendemain?
Vous avez dit: «dé-civilisation»?
Même si un autre type de violence émane de ses déclarations à l’emporte-pièce, Éric Zemmour a le droit de publier ses écrits et de les défendre, tant que le contenu ne tombe pas sous le coup de la loi. Encore faut-il que la loi soit applicable à tous, sans distinction ni d’origine ni de statut social. Ce qui n’est pas toujours le cas: depuis une décennie, les médias français (presse écrite comme audiovisuelle) sont passés maîtres dans le deux poids deux mesures et les indignations sélectives. Ce qui vaut pour un Mohamed ne vaut pas pour un Éric.
Récemment, encore une fois, Zemmour a vu ses séances de dédicaces perturbées. L’homme, connu pour ses opinions de droite extrême, fait lui-même dans la provocation comme d’autres font dans l’injure: dans un cas comme dans l’autre, il y a manquement à la civilité. Chaque classe sociale a ses sauvageons. Autant dire que la dé-civilisation théorisée jusqu’au sommet de l’État est un risque partagé.
En 2016, il y eut un marqueur de dé-civilisation, pour ainsi dire: lorsque Zemmour s’était distingué, au sein de la synagogue de la Victoire, à Paris, en faisant l’éloge de Pétain, le maréchal collabo qui, selon l’ancien candidat à l’élection présidentielle, aurait sauvé des Juifs. Français, oui, mais des Juifs quand même, vous affirmera-t-il!
En dépit du scandale que cet éloge suscita dans le pays, y compris parmi des descendants de déportés, il n’hésitera pas, sur un autre registre, à donner sa bénédiction au général Bugeaud, criminel de guerre patenté, déclarant: «Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence par massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi, je suis du côté du général Bugeaud, c’est ça être Français!» Et là, motus dans la sphère médiatique!
Coriace et inébranlable, Zemmour l’est jusque dans sa mauvaise foi.
- Salah Gumeriche
Et que dire de ces mots adressés le 21 juin, dans un train en partance pour Limoges, par un Cégétiste alors qu’il venait de croiser Zemmour dans un wagon? Plusieurs versions se télescopent. Grosso modo, le syndicaliste aurait demandé au polémiste si le train allait bien à Limoges et pas à Vichy, ou carrément à Auschwitz ou à Dachau! Question condamnable, pas forcément par la justice, mais déjà par la morale: on ne se joue pas de références historiques aussi traumatisantes...
Zemmour et le complexe du nouveau converti
Si, de certains intellectuels pétris d’humanisme, Zemmour reçoit quelques volées de bois vert, ce n’est pas à cause de sa dénonciation du communautarisme ou de l’immigration. Mais de sa théorisation outrancière des faits. L’homme, lui, est pétri de convictions: spécieuses ou dogmatiques, il les assume allègrement, et s’évertue à les inculquer à qui en manque. Avec le succès que l’on sait. Mais d’où lui vient cette hargne à asséner des diagnostics catastrophistes, que ses détracteurs, parmi ceux qui s’attaquent à ses séances de dédicaces, et faute d’arguments de «civilisés», ne réussissent qu’à cristalliser dans l’esprit de toute une communauté de lecteurs-auditeurs-téléspectateurs?
Coriace et inébranlable, Zemmour l’est jusque dans sa mauvaise foi. Car il s’agit bien de foi, avant tout: la foi du nouveau converti. Judéo-berbère de souche, son patronyme berbère désigne «l’olivier». Un olivier déraciné, en somme, et c’est ce déracinement des parents, Algériens de souche (sic), qui l’amène à se dire plus Français que le Français de souche. Voire: il se veut désormais plus chrétien que le chrétien. Mais peut-on vraiment parler, à propos du Français de souche, de «racines» chrétiennes, alors que la Bible elle-même présente le christianisme comme étant une branche: la branche d’un «olivier» nommé «judaïsme»?
Comme je l’ai déjà évoqué, sur ce site (1), Zemmour revendique carrément les Gaulois comme ancêtres, dans la fameuse interview accordée au Corriere della Sera: «I miei antenati erano berberi di religione ebraica, non erano certo i galli, ma io oggi dico che i miei antenati sono i galli». D’aucuns, en France, n’y ont vu qu’autodérision, alors que notre homme, qui sait de quoi il parle, était dans toute sa vérité de «converti sincère» (en hébreu: «tseddek»).
Oui, Zemmour a attrapé ce que j’ai appelé le «Complexe du nouveau converti», sachant qu’un tel complexe, qui fait du nouveau converti un sectateur zélé de la nouvelle identité, vaut en politique comme en religion.
- Salah Guemriche
Il faudra s’attendre à ce qu’un jour Zemmour vienne sur un plateau de télé nous expliquer comment il a découvert qu’il était un «Gaulois caché qui s’ignorait», un Gaulois de type tseddek, en somme. C’est ce qui, à ses yeux, le distinguerait des naturalisés des banlieues, lesquels seraient alors des Français de type «chéqer» (en hébreu: «mensonge»), ces enfants d’immigrés qui n’auraient, selon lui, demandé à être Français que pour profiter des bienfaits de la naturalisation, après que leurs grands-parents eurent profité de ceux de la colonisation. Sic.
Oui, Zemmour a attrapé ce que j’ai appelé le «Complexe du nouveau converti», sachant qu’un tel complexe, qui fait du nouveau converti un sectateur zélé de la nouvelle identité, vaut en politique comme en religion. Ainsi, en politique, trois prises de position possibles: «Plus extrémiste que moi, tu meurs!»; «Plus laïcard que moi, tu meurs!»; «Plus libéral que moi, tu meurs!»; et en religion: «Plus orthodoxe que moi, tu meurs!» (pour un musulman converti au christianisme); «Plus islamiste que moi, tu meurs!» (un chrétien converti à l’islam: le cas de ce Français de souche et bon teint passé à l’islam radical).
«Zemmour contre l’histoire»
Pourtant, là n’est pas le défaut majeur de l’auteur de Suicide français. C’est sur le plan des références historiques et de ses fallacieux argumentaires que le polémiste devenu homme politique est montré du doigt. On ne saurait énumérer tous les procès auxquels il eut à répondre, certains classés sans suite. Quelques accusations: 2011, «provocation à la discrimination raciale»; 2018, «provocation à la haine religieuse envers les musulmans»; 2020-2022, «provocation à la haine raciale et injures publiques à caractère raciste»; 2023, «injure à caractère raciste»…
Déjà, à propos des années 1940, il s’était montré «Prêcheur pétainiste», comme le qualifia un journaliste aguerri que l’on ne saurait accuser de légèreté: Claude Askolovitch (2) (à qui l’on doit un essai audacieux, vilipendé dans Marianne, Causeur et Valeurs actuelles): Nos mal-aimés: ces musulmans dont la France ne veut pas (Grasset, 2013). Où l’on peut lire, en exergue, le verset 13 de la sourate 49: «Ô humains, nous avons fait de vous des peuples et des tribus (…) pour que vous vous connaissiez entre vous.» Pas de quoi enchanter notre Zemmour, encore moins ses affidés de CNews et Valeurs actuelles!
La rumeur le dit féru d’histoire. Imposture! ont répondu des historiens, dans un petit livre: Zemmour contre l’histoire (Gallimard, 2022), l’accusant de «faire mentir le passé pour mieux faire haïr au présent». Le collectif a brillamment démonté les procédés du polémiste: en «passant au crible de la connaissance historique (ses) propos», et en «mettant en évidence les mensonges, les erreurs, les interprétations tendancieuses».
1. Lire dans Arab News en français
2. Lire dans Slate
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.