L'Afghanistan ramène l'Iran à la réalité

Un combattant taliban monte la garde à la frontière d'Islam Qala, entre l'Iran et l'Afghanistan. (Fichier AFP)
Un combattant taliban monte la garde à la frontière d'Islam Qala, entre l'Iran et l'Afghanistan. (Fichier AFP)
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Publié le Dimanche 11 juin 2023

L'Afghanistan ramène l'Iran à la réalité

L'Afghanistan ramène l'Iran à la réalité
  • Au cours des derniers mois, l'Iran s'est rendu compte que les talibans allaient se montrer beaucoup plus fermes dans leurs futures relations bilatérales
  • «Les dirigeants afghans ne doivent pas considérer notre demande comme anodine et la prendre très au sérieux», a déclaré le président iranien

Au cours des derniers mois, l'Iran s'est rendu compte que les talibans allaient se montrer beaucoup plus fermes dans leurs futures relations bilatérales. Pour tout observateur, l'approche musclée de Kaboul semble cohérente compte tenu de son attitude vis-à-vis d’Islamabad. La perte de patience de Téhéran à l'égard des talibans reflète la surestimation de son influence.

Les affrontements armés qui ont récemment eu lieu le long de la frontière entre le Helmand et le Baloutchistan ont fait plusieurs victimes, avec au moins deux pertes confirmées de soldats du côté iranien et une du côté afghan. Des combats acharnés aux mitrailleuses automatiques, à l'artillerie et aux tirs de roquettes ont eu lieu, et l'Iran a même eu recours à des hélicoptères de combat ainsi qu’à des drones. Les talibans se sont emparés d'au moins un poste-frontière iranien avant de le libérer plus tard, sur ordre de hauts responsables.

Les médias d’Iran estiment que plus de cinquante Iraniens, militaires et civils, ont perdu la vie dans des affrontements sporadiques le long de la frontière afghane depuis 2020. Cette nouvelle bataille a conduit l'Iran à envoyer ses hauts commandants – le chef adjoint des forces de l'ordre iraniennes, le général de brigade Qasem Rezaei, et le chef des forces terrestres de l'armée iranienne, le général de brigade Kioumars Heydari – au Sistan-et-Baloutchistan, qui borde la province afghane de Nimroz. L'Iran a fermé le poste-frontière de Milak-Zaranj, qui n'est pas le lieu des affrontements et constitue une voie de communication essentielle pour le commerce entre les deux parties.

Bien que l'Iran ait affirmé que ses gardes-frontières avaient tiré sur des contrebandiers qui s’infiltraient du côté afghan – c’est là une source de tensions et d'affrontements depuis des décennies –, la réalité réside dans la quête permanente de Téhéran pour les ressources en eau. Ces dernières années, l'Afghanistan a construit des barrages sur la rivière Helmand. Le dernier d’entre eux, Kamal Khan, a été inauguré par le président Ashraf Ghani avant le retrait des troupes américaines, en 2021. Téhéran a fait part de ses préoccupations officielles au niveau diplomatique et par l'intermédiaire de ses porte-parole officiels. Ces inquiétudes ont été renforcées par la position ferme et la rhétorique enflammée de Kaboul. Lors de l'inauguration du barrage, en mars 2021, Ghani avait déclaré: «L'Afghanistan ne donnera plus d'eau gratuite à personne. L'Iran devrait donc fournir du carburant aux Afghans en échange d'eau.»

Conformément au traité de 1973 sur l'eau du Helmand, l'Afghanistan a accepté de fournir l'eau de ce fleuve à raison de 22 mètres cubes par seconde et par an, avec un supplément de quatre mètres cubes par seconde en guise de «bonne volonté et relations fraternelles». Lorsqu'il pénètre en Iran, le fleuve Helmand traverse les régions arides les plus dures du pays, au sud.

Le 18 mai, le président iranien, Ebrahim Raïssi, a déclaré lors de sa visite au Sistan-et-Baloutchistan: «Les dirigeants afghans ne doivent pas considérer notre demande comme anodine et la prendre très au sérieux.» Des contacts diplomatiques existent entre les deux voisins, mais Téhéran n'a pas encore reconnu officiellement le gouvernement taliban.

Du point de vue de Téhéran, les talibans ne sont plus ce qu'ils étaient depuis que ses huit diplomates ont été assassinés à Hérat avant le 11 septembre 2001. Grâce à des années de soutien matériel et financier ainsi qu'à l'octroi d'un refuge, les dirigeants talibans ont adopté une approche qui, à défaut d'être profondément amicale, est plus pragmatique à l'égard de l'Iran.

L'Iran, qui est l'un des pays les plus touchés par le stress hydrique, a déjà trop tardé à prendre des mesures pour y remédier.

Dr. Mohammed Al-Sulami

Deux décennies plus tard, les talibans ont autorisé les processions de l'Achoura en Afghanistan; ils y ont prononcé des sermons et ils ont fini par nommer quelques ministres et conseillers chiites. Les religieux chiites afghans ont opté pour une approche attentiste. Ce n'est que récemment que les chiites afghans ont commencé à s'impatienter face aux talibans, en résonance avec le malaise croissant et le changement de ton de l'Iran à l'égard de Kaboul.

L'Iran, qui est l'un des pays les plus touchés par le stress hydrique, a déjà trop tardé à prendre des mesures pour y remédier. L'adaptation au changement climatique ne fait pas partie de ses priorités, contrairement à ses voisins tels que la Turquie et le Pakistan.

L'Iran a-t-il vraiment raison d'affirmer que l'Afghanistan lui refuse sa part légitime de l'eau du fleuve Helmand? Le traité signé en 1973 entre les deux États ne prévoyait pas les scénarios climatiques à venir ni les besoins de l'Afghanistan.

De même, les talibans sont en désaccord sur l’ensemble des sujets avec leurs prédécesseurs soutenus par les États-Unis, à l'exception de l'accord de partage de l'eau avec l'Iran. Le traité de 1973 impose à l'Afghanistan de fournir à l'Iran l'eau du fleuve Helmand à raison de 22 mètres cubes par seconde et par an, soit une moyenne annuelle de 820 millions de mètres cubes. L'article V du traité autorise Kaboul à disposer de tous les droits sur le reste de l'approvisionnement en eau, stipulant que l'Afghanistan «conservera tous les droits sur le reste de l'eau du fleuve Helmand et pourra en faire l'usage ou en disposer comme il l'entend».

Si la dernière section de l'article limite le droit à l'eau de l'Iran à 820 millions de mètres cubes par an (comme il est spécifié dans le traité), elle n'a pas prévu la situation de sécheresse persistante et l'utilisation accrue par la population afghane. L'Iran a reçu de l'eau bien au-delà de la quantité convenue la plupart du temps en raison du conflit dans le pays depuis la fin des années 1970, jusqu'à ce que le barrage de Kamal Khan devienne opérationnel, en 2021, ce qui est autorisé par le traité sur la rivière Helmand. Le droit international est également du côté de l'Afghanistan. Kaboul était trop embourbé dans des conflits internes pour exercer son droit au cours des quatre dernières décennies.

La construction du barrage par l'Afghanistan peut être à l'origine de la colère de Téhéran, mais, en réalité, il n'y a pas assez de stations hydrométriques pour mesurer le débit d'eau de l'Afghanistan vers l'Iran. Les deux voisins doivent déterminer ensemble les sites pour la construction de stations hydrométriques communes, conformément au traité.

Il est intéressant de noter que Téhéran s'oppose à la construction de stations hydrométriques communes tout en continuant à se plaindre avec véhémence de la réduction de l'approvisionnement en eau. Si une solution à l'amiable n'est pas trouvée, Téhéran pourrait concrétiser sa menace voilée de détruire le barrage. Les Afghans y verront une déclaration de guerre. Les relations de Téhéran avec ses voisins du Golfe se sont peut-être dégelées, mais le pays ne peut se permettre d'ouvrir un nouveau front alors qu'il s'efforce de gérer la situation à la frontière azérie, dans le nord-ouest du pays.

 

Mohammed Al-Sulami est président de l'Institut international d'études iraniennes (Rasanah).

Twitter: @mohalsulami

 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.