Les troubles sociopolitiques qu’Israël subit depuis les élections générales de novembre dernier se présentent sous de nombreux aspects. Ils révèlent tous de profondes divisions au sein de la société israélienne qui ont été évacuées pendant de nombreuses années. Cependant, aucun clivage social n’est plus fervent et incendiaire que celui entre les ultra-orthodoxes et, principalement mais pas exclusivement, les juifs laïcs agnostiques du pays. Plus tôt cette semaine, la Knesset a adopté le projet de loi budgétaire annuel, qui ne fera qu’exacerber cette source de polarisation sociopolitique profonde et destructrice dont les racines sont profondes et remontent aux premiers jours du sionisme et aux conséquences de la création de l’État juif en 1948.
Dans le nouveau budget, 3,78 milliards de dollars (1 dollar =0,93 euro) sont alloués à un soutien accru aux institutions et programmes ultra-orthodoxes. Il s’agit de fonds discrétionnaires qui seront dépensés pour augmenter les allocations aux institutions religieuses d’étudiants de yeshiva ou comme allocation pour un programme de bons alimentaires et de nombreuses autres initiatives religieuses. En cette 21e semaine de protestations contre le gouvernement, le thème du moment est moins la refonte judiciaire que l’opposition à ce vol manifeste des caisses publiques.
Bien que les dirigeants des deux partis ultra-orthodoxes représentés au sein du gouvernement de coalition – le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas, respectivement des partis ashkénaze et sépharade – veuillent malhonnêtement qualifier d’antireligieuses, voire d’antisémites, les critiques de cette augmentation budgétaire, les protestations concernent la bonne gouvernance, la responsabilité au sein du gouvernement, l’équité et l’avenir du pays. Au milieu d’une crise du coût de la vie, qui touche gravement de nombreuses familles, l’éducation ultra-orthodoxe, la construction d’édifices religieux et le soutien à la culture et à l’identité juives jouissent tous d’un privilège dont d’autres qui n’ont pas accès au pouvoir politique rêvent d’atteindre.
À l’exception de quelques commentaires insensés et évidemment regrettables qui ont dépassé les limites en s’en prenant à la religion elle-même et en portant atteinte à l’ensemble de la population ultra-orthodoxe, l’objection porte sur des politiciens sans scrupules qui font chanter un Premier ministre utilisant le budget de l’État comme s’il s’agissait de ses fonds personnels pour les payer afin qu’il reste au pouvoir pendant qu’il est jugé.
Pour commencer, la nature discrétionnaire de ces fonds invite clairement à des pratiques de corruption, avec pratiquement aucun contrôle de la part de l’État. Dans de nombreux cas, les bénéficiaires de ces fonds sont des établissements non supervisés qui n’enseignent pas les matières de base comme les mathématiques, les sciences et les langues étrangères, ce qui entraîne une éducation sans rapport avec une société moderne et son économie, prive ses étudiants de la possibilité d’atteindre leur potentiel et, dans de nombreux cas, les condamne avec leurs familles, à une vie de pauvreté.
Les chiffres ne mentent pas. Seulement la moitié des hommes ultra-orthodoxes ont un emploi, et alors que 80% des femmes de leurs communautés peuvent être actives sur le marché du travail, la plupart d’entre elles travaillent à temps partiel et gagnent un salaire minimum, ce qui perpétue la pauvreté au sein de leur communauté. Cela nuit à l’économie autant qu’à ces gens et à leurs familles. Actuellement, les ultra-orthodoxes représentent 13,5% de la population israélienne et constituent le groupe de population à la croissance la plus rapide du pays, avec un taux de croissance de 4%. Cependant, ils contribuent à peine à 1% des recettes fiscales du pays, tandis que la contribution des ménages non-ultra-orthodoxes au produit intérieur brut du pays est neuf fois supérieure à celle des ménages haredi.
«La petite contribution de l’ultra-orthodoxe et son refus de servir dans l’armée sont à l’origine d’un ressentiment généralisé.»-
Yossi Mekelberg
Lors d’une récente visite à Jérusalem, j’ai traversé le bastion de la communauté haredi de la ville, le quartier de Mea Shearim, l’un des plus anciens quartiers juifs de Jérusalem en dehors de la vieille ville. La pauvreté et le sous-développement étaient apparents à chaque coin de rue, mais aussi l’insistance provocante à se distinguer du reste de la population israélienne, tout en s’appuyant sur cette population pour sa subsistance et sa sécurité.
Un sujet de discorde majeur pour la plupart des Israéliens est que seulement 9% des jeunes ultra-orthodoxes servent dans l’armée, dans un pays où le service est obligatoire – 32 mois pour les hommes et 24 mois pour les femmes, sans compter l’affectation à l’unité de réserve une fois le service terminé. Dans un pays où le service militaire est une valeur et un devoir, et où il est aussi considéré comme un égalisateur social qui crée des réseaux pour la vie, le refus de la plupart des ultra-orthodoxes de servir est désormais une condition imposée par leurs représentants dans la coalition pour rester au gouvernement et ainsi soutenir l’administration de Netanyahou. Il s’agit probablement de la question la plus exaspérante et la plus offensante pour la majorité des juifs d’Israël.
La petite contribution des ultra-orthodoxes à la société moderne qu’est Israël, leur demande de gros budgets publics pour maintenir leur style de vie et leur refus de servir dans l’armée sont à l’origine d’un ressentiment très profond et généralisé. Il se pourrait aussi que la vieille mémoire collective des sionistes d’Israël en veuille aux ultra-orthodoxes parce que leurs rabbins s’opposaient à l’idée même du sionisme et de la renaissance de l’autodétermination juive dans l’ancienne terre. Mais, en même temps, dans l’Israël d’aujourd’hui, qui est le produit même du sionisme, ils jouissent du pouvoir politique et des bénéfices accordés par l’État tout en n’y contribuant presque pas.
Le doigt ne doit pas être pointé vers la religion, ni même les Haredim dévoués ordinaires, mais vers leurs dirigeants, qui, dans le souci de maintenir leur pouvoir politique, sont prêts à les priver d’une éducation appropriée, de la mobilité sociale et de la prospérité. Au lieu de cela, ils s’appuient sur un réseau d’organisations caritatives et de dons qui crée un cercle vicieux de pauvreté et de dépendance à l’égard de leurs représentants à la Knesset.
Une lettre signée par 280 économistes israéliens de haut niveau résumait le danger du projet de loi budgétaire, qui «entraînerait des dommages importants et à long terme pour l'économie d’Israël et son avenir en tant que pays prospère». Cependant, le problème ne concerne pas seulement l’économie en soi, mais le caractère même de l’État, alimentant une colère et un mépris mutuels qui deviennent difficiles à surmonter.
Au fur et à mesure que la communauté haredi s’étend, et avec cela sa représentation politique et son influence sur la prise de décision, mais sans remplir sa part du contrat social qui permet aux sociétés d’exister et de prospérer, le malaise parmi ceux qui paient des impôts et servent dans l’armée devient préjudiciable pour l’existence même de l'État. Certains de ces désenchantés pourraient soit quitter le pays en grand nombre, soit refuser d’assumer toutes les responsabilités, considérant la situation actuelle comme de plus en plus injuste.
À ce tournant crucial de l’histoire d’Israël, le comportement du gouvernement actuel et la cupidité de certains de ses membres qui veulent tout avoir, et l’ont maintenant, représentent un plus grand danger pour la survie de l’État juif que n’importe quel nombre de menaces externes.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.
Twitter: @Ymekelberg
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com