Le leader de l'opposition Kemal Kilicdaroglu n'a qu'une faible chance de remporter le second tour de l'élection présidentielle de dimanche en Turquie. Il était à près de 5 points de pourcentage derrière Recep Tayyip Erdogan au premier tour, et le candidat qui est arrivé en troisième position avec 5 % des voix soutient le président sortant.
La question kurde a été un point de discorde. Kilicdaroglu a promis de la résoudre, sans vraiment donner de feuille de route claire. De nombreux Turcs l’ont interprétée comme un engagement d’accorder leur autonomie aux Kurdes, ce que les Turcs n'acceptent pas. Le leader nationaliste Sinan Ogan n'a pas soutenu Kilicdaroglu parce qu'il voulait la garantie qu’on ne ferait pas de concessions au HDP, le parti pro-kurde. Le HDP ne fait pas partie de l'alliance des six partis d'opposition, mais il a néanmoins soutenu la candidature de Kilicdaroglu.
Les Kurdes sont un groupe apatride dispersé en Syrie, en Turquie, en Iran et en Irak. Dans chacun de ces pays, ils constituent une minorité, mais ils ont un fort sentiment d'identité culturelle et nationale qui les rend méfiants à l'égard des différents régimes. Les Turcs se méfient des intentions occidentales : dans le traité de Sèvres de 1920, qui a amorcé le démembrement de l'Empire ottoman, les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale voulaient partitionner la Turquie et céder une partie du territoire turc aux Kurdes pour qu'ils y établissent leur État. Cela a déclenché la montée du mouvement nationaliste turc dirigé par Kemal Ataturk et a conduit à la guerre d'indépendance turque. Enfin, en 1923, le traité de Lausanne a remplacé le traité de Sèvres et la République moderne de Turquie a été établie.
Les Turcs restent méfiants et les aspirations nationales kurdes sont perçues comme une menace pour la sécurité et l'intégrité de l'État turc.
Dania Koleilat Khatib
Mais les Turcs restent méfiants et les aspirations nationales kurdes sont perçues comme une menace pour l'intégrité de l'État turc. La principale menace provient du PKK, un groupe militant séparatiste kurde qui mène des attaques terroristes en Turquie depuis 40 ans. Les gouvernements turcs successifs ont donc cherché des solutions non démocratiques à la question. Les Kurdes représentent 19 % de la population, mais ils étaient appelés les « Turcs de la montagne » jusqu'en 1991. L'utilisation de leur langue et l'expression de leur culture étaient sévèrement restreintes. Cependant, l'AKP, qui a pris le pouvoir en Turquie en 2002, avait une philosophie politique différente. Le parti centriste, ou « démocrates conservateurs » comme il aime à se décrire, avait une vision du monde plus inclusive. Les restrictions sur la langue kurde ont été assouplies et un processus de paix a été lancé en 2013. Ce processus s'est avéré satisfaisant jusqu'à ce que les événements en Syrie suscitent à nouveau la méfiance.
Lorsque Daesh est apparu en Syrie et a commencé à s'étendre, les États-Unis ont dû le combattre. La bonne méthode aurait été de s'attaquer à la cause première de l'extrémisme, à savoir la menace créée par Bachar Assad et les milices pro-iraniennes : les musulmans sunnites se sentaient visés et étaient donc réceptifs aux sirènes fondamentalistes. Au lieu de cela, les États-Unis ont choisi une solution rapide. Ils se sont tournés vers les Kurdes, le seul groupe assuré de ne pas avoir de penchants islamistes et de ne pas retourner ses armes contre les États-Unis.
La création en 2012 du Rojava, une enclave kurde autonome dans le nord et l'est de la Syrie, a sonné l'alarme en Turquie et fait craindre qu'un État kurde dans son voisinage ne pousse les Kurdes turcs à revendiquer leur indépendance. L'autonomisation des Kurdes de Syrie a galvanisé les Kurdes de Turquie, ce qui a renforcé la méfiance à l'égard du gouvernement turc. Le fait que les Forces démocratiques syriennes, l'épine dorsale des combattants pro-américains en Syrie, soient principalement issues du PYD kurde n'a pas aidé. La Turquie ne fait aucune distinction entre les YPG, l'aile militaire du PYD, et le PKK. À Diyarbakir - la plus grande ville à majorité kurde de Turquie, et la capitale proposée d'un Kurdistan indépendant en vertu du traité de Sèvres - il y a eu une importante répression militaire turque à la fin de l'année 2015 et au début de l'année 2016. Le quartier historique de Sur a été détruit lors d'affrontements avec le PKK, et on estime que 300 000 Kurdes ont été déplacés. Les Turcs ont justifié leur campagne en affirmant que les Kurdes construisaient des tranchées en vue d'une rébellion. Le processus de paix s'est arrêté et Erdogan est passé du statut d'allié des Kurdes à celui d'ennemi.
Maintenant que les Turcs sont sur le point de choisir leur président pour les cinq prochaines années, celui qui sera élu devrait abandonner le discours populiste de la campagne.
Dania Koleilat Khatib
L'élection de dimanche est cruciale pour l'avenir de la Turquie, mais les Kurdes représentent un cinquième de la population et la question kurde ne peut rester sans réponse. Face à la défaite, Kilicdaroglu a joué la carte du nationalisme. Il a attaqué Erdogan au sujet du processus de paix antérieur à 2015 et a déclaré que le président s'était « assis à la table avec des organisations terroristes ».
En fait, le nouveau gouvernement devrait reprendre les pourparlers de paix qui ont échoué en 2015. Pour cela, il faut de la confiance et des garanties que, dans tout accord futur, il n'y aura pas de place pour un État kurde en Syrie qui constituerait une menace pour la sécurité et l'intégrité de la Turquie. Les États-Unis et la Russie devraient donner à la Turquie une garantie sur l'intégrité territoriale de la Syrie. Les États-Unis devraient utiliser cette garantie de sécurité pour inciter la Turquie à reprendre les pourparlers de paix avec les Kurdes.
La question kurde a servi de monnaie d'échange dans la campagne électorale polarisée de l'année dernière. Les Kurdes craignent que si Erdogan est réélu, il ne s'en prenne à eux, d'autant plus qu'Ogan a soutenu Erdogan sur la base d'une position dure à l'égard des Kurdes, qu'il a qualifiée de « lutte ininterrompue contre le terrorisme ».
Maintenant que les Turcs sont sur le point de choisir leur président pour les cinq prochaines années, celui qui sera élu devrait abandonner le discours populiste de la campagne. La question kurde devrait être prioritaire et réglée de manière rationnelle et réaliste. Cela sera d'une grande importance pour l'avenir de la Turquie ainsi que pour la stabilité de la région.
- Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes et plus particulièrement du lobbying. Elle est présidente du Centre de recherche pour la coopération et la construction de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur la voie II.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com