Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a annoncé le mois dernier qu'Abou Hussein al-Qurashi, le leader de l'organisation terroriste Daech, avait été «neutralisé» par l'Organisation nationale du renseignement turque, le MIT. Cette nouvelle n'a pas fait la une des journaux en Turquie en raison de l'agenda électoral chargé du pays.
Il s’agit du quatrième dirigeant de Daech tué au cours des quatre dernières années. Le premier était Abou Bakr al-Baghdadi. Il s'est fait exploser dans le nord de la Syrie en octobre 2019, alors qu'il était acculé par les forces américaines dans le village de Barisha, dans le gouvernorat d’Idlib, tout près de la frontière turque. C'est lui qui avait proclamé le «califat» de Daech.
Un deuxième chef de Daech, Abou Ibrahim al-Hashimi al-Qurashi, a été tué le 3 février 2022, toujours dans le nord de la Syrie, à un kilomètre de la frontière turque et à quelques centaines de mètres d'un poste de contrôle turc. Al-Qurashi venait d'une famille turkmène, bien que les États-Unis l'aient classé comme arabe lors d'un recensement de 2008. Son père était muezzin à Tal Afar dans le nord de l'Irak et l'un de ses frères, Amer, avait été à la tête de l'Union des étudiants turkmènes. Selon des sources officielles de Daech, il serait classé dans la branche «turquifiée» de la tribu des Quraysh, quoi que cela veuille dire. Il a obtenu sa maîtrise à Mossoul, a été nommé en 2007 juge religieux général d'Al-Qaïda, puis émir adjoint de Mossoul.
Le troisième chef de Daech, Abou al-Hassan al-Hashimi al-Qurashi, a été tué le 15 octobre 2022 à Deraa par les forces américaines. Il constitue une exception parmi ces dirigeants de Daech, puisqu'il a été tué dans le sud de la Syrie, et non à la frontière turque.
Le quatrième chef de Daech était Abou Hussein al-Qurashi. M. Erdogan a annoncé qu'il avait été tué le 29 avril. Lorsque le président turc a annoncé sa mort, il s'attendait à la gratitude de la communauté internationale puisque lorsque des terroristes sont capturés ou tués par les États-Unis, ils l'annoncent en grande pompe. Mais la presse internationale n'a accordé qu’un intérêt de pure forme sur les performances de la Turquie à ce sujet. Les États-Unis ont déclaré qu'ils n'étaient pas en mesure de confirmer l’assassinat, et jeté ainsi le doute sur la déclaration de M. Erdogan.
Abou Hussein al-Qurashi a été tué à Jindires, près d'Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, dans un endroit contrôlé par la Turquie et ses auxiliaires syriens, à seulement six kilomètres de la frontière turque. Il a déclenché sa veste explosive afin d’éviter d'être capturé.
Les lieux où de nombreux dirigeants de Daech ont été tués témoignent d'un autre aspect de l'histoire. À l'exception d'un seul, ils ont tous été tués en Syrie dans une zone extrêmement proche de la frontière turque. La plupart de ces zones sont contrôlées par l'armée turque ou par ses auxiliaires. Cela indique que Daech ne veut pas renoncer à l’intérêt de rester proche de la Turquie. L’organisation considère que le gouvernement conservateur de Turquie lui offre une atmosphère propice à ses activités. Bien qu'elle soit nichée dans des zones proches de la Turquie, elle évite d'y commettre des actes terroristes car elle considère que c'est un environnement où elle peut rester en sécurité et consolider sa structure.
«Les lieux où de nombreux dirigeants de Daech ont été tués témoignent d'un autre aspect de l'histoire» Yasar Yakis
La Turquie est par ailleurs membre de la Coalition mondiale contre Daech, formée en 2014. Elle a cependant été accusée de soutenir financièrement et militairement Daech, selon un rapport d'un ancien conseiller de l'Organisation des Nations unies. Une affirmation qu'Ankara nie avec obstination.
Kasim Guler, connu sous le nom de code d’«Abou Usama al-Turki», figurait parmi les membres les plus recherchés de Daech en Turquie. Il a été arrêté en Syrie le 15 juin 2021 par les services de sécurité turcs et jugé à Ankara. Il a été condamné à une peine de trente ans de prison parce qu'il prévoyait de déplacer les activités de Daech en Turquie en achetant des fermes et en stockant des armes et des munitions en les enterrant dans les jardins. En d'autres termes, Ankara gardait ses distances avec Daech.
Il y a eu d'autres preuves de relations ambivalentes entre la Turquie et Daech. Tout a commencé avec l'ouverture par Ankara de ses frontières avec la Syrie, ce qui a fait de la Turquie une autoroute pour les terroristes de Daech. Daech a beaucoup profité de la tolérance de la Turquie. Le groupe a transféré des armes, de l'argent et des terroristes de la Turquie vers la Syrie. Il a également organisé des attentats dans différentes villes turques, causant la mort de centaines de citoyens turcs.
La Turquie a facilité le transfert illicite de pétrole du nord de l'Irak vers les ports méditerranéens en coopération avec Daech, malgré la forte opposition des autorités centrales irakiennes.
Après avoir perdu sa domination sur de vastes étendues de terre en Syrie et en Irak, Daech a concentré son attention sur la Turquie.
Un nouveau scandale a éclaté le mois dernier lorsqu'un colonel turc à la retraite, Ümit Öztürk, a diffusé une vidéo en ligne. Lors d'une visite en Allemagne, il a été interrogé à l'aéroport pendant environ quarante-cinq minutes par les autorités allemandes et américaines parce qu'il détenait un passeport de service turc, qui est un document délivré à un groupe restreint de fonctionnaires publics leur permettant de se rendre dans de nombreux pays sans visa. Lorsque M. Öztürk a demandé la raison de son interrogatoire, les autorités allemandes lui ont dit que plusieurs passeports de service avaient été trouvés sur des combattants turkmènes et ouzbeks formés par la Turquie en Syrie.
Le contexte de cette enquête est également révélateur. Une femme yézidie a identifié dans un restaurant en Allemagne un homme qui l'avait kidnappée et abusée sexuellement alors qu'ils se trouvaient en Syrie. Cet homme était titulaire d'un passeport de service turc. Lorsque les autorités allemandes ont approfondi cette affaire, il s’est avéré qu'il y avait d'autres détenteurs de passeports de service turcs en Allemagne. M. Öztürk a enquêté et a découvert que ces passeports n'étaient pas des faux passeports, mais des passeports délivrés par les autorités turques. Cet incident montre où mènent toutes ces pratiques peu orthodoxes.
En bref, Ankara utilise des combattants de Daech dans la mesure où ils servent ses intérêts.
Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP au pouvoir.
Twitter: @yakis_yasar
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com