Le Soudan vit depuis le 15 avril une confrontation violente entre les deux têtes armées du pouvoir qui laisse présager un moment particulièrement sombre de l'histoire du pays.
Cet État-charnière, à la croisée des espaces sahélien-est africain et proche-oriental, a connu depuis son indépendance, en 1956, des crises politiques profondes au gré des putschs militaires et des guerres civiles successives.
Conçu au début par l'ingénierie coloniale britannique comme un État central multiethnique et multiconfessionnel regroupant des espaces géographiques et culturels disparates, le pays a longuement souffert de la domination des élites politico-militaires du nord et du centre sur les provinces périphériques, dont le sud, à majorité chrétienne, a fini par acquérir son indépendance en 2011 après de longues décennies de conflit armé.
La sécession du sud du Soudan n'a pas cependant mis fin aux problèmes internes du pays, en proie à d'autres rébellions qui ont vu le jour au Darfour, au Kordofan et dans la province du Nil Bleu. Ces conflits locaux trouvent leurs racines dans un passé lointain et s'entremêlent aujourd’hui aux enjeux régionaux complexes propres au contexte africain subsaharien.
La révolution de 2019 a marqué la fin d’une longue conjoncture d'hégémonie de l'institution armée, en connivence avec les mouvements islamistes qui ont accaparé le pouvoir depuis 1989. Cette révolution a été animée par une dynamique de contestation civique et citoyenne radicale qui a eu gain de cause après une confrontation acharnée et rude avec les autorités transitoires au pouvoir depuis l'évacuation du régime d'Omar el-Bechir.
L'accord de transfert du pouvoir qui devait être conclu au début du mois d'avril a achoppé sur la clause d'unification de l'armée, censée intégrer les Forces de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de «Hemetti, au sein de l'armée nationale. Après une longue période de transactions politiques et de débats intenses, la tentative d'unification de l'institution armée a échoué.
C'est ainsi que le conflit actuel est à la fois le signe alarmant d'une crise politique multiforme profonde et la consécration de la tendance à la militarisation du jeu politique au Soudan.
La crise interne ne se résume nullement aux luttes de ces clans politiques que l’on peut classer en deux grands camps: les forces de liberté et du changement, qui devaient assurer la gestion du temps restant de la période de transition, et les composantes du «bloc démocratique» constitué des mouvements politico-militaires proches du conseil militaire au pouvoir.
Certains parlent déjà d'une nouvelle dislocation du territoire soudanais, qu’ils considèrent comme inéluctable.
L'alternative envisagée n'est en rien circonscrite à la persistance – impossible – du régime militaire ni à la démocratie civile transitoire, largement utopique. Les deux schémas laissent en suspens les questions cruciales de l'équation politique soudanaise. L'enjeu principal concerne en effet les modalités à concevoir et à redécouvrir pour une nouvelle restauration d’un modèle étatique soudanais qui se trouve dans une terrible impasse.
Certains parlent déjà d'une nouvelle dislocation du territoire soudanais, qu’ils considèrent comme inéluctable. «L’État du fleuve et de la mer» (le nord, le centre et l'est ) devrait se séparer des périphéries «ingouvernables», qui seraient les causes du «mal soudanais». Cette approche, quoique minoritaire au sein de la classe politique soudanaise, reflète le paysage mouvementé et critique, alimenté par les idéologies ethnicistes et tribalistes réfractaires à l'idéal de l'État national central.
Les deux grands partis nationalistes, aux origines confrériques et aux caractères communautaires (l’Oumma, mahdiste, et le Parti démocratique unioniste, Khatami), ne sont plus en mesure d'encadrer le débat politique interne. Ces deux partis qui se sont partagé le dispositif représentatif de la démocratie soudanaise par le passé n'ont plus de voix suffisamment audibles pour pacifier une scène politique en ébullition.
La militarisation du jeu politique se décline en plusieurs phénomènes perceptibles, dont la refondation idéologique de l'armée nationale entreprise par l'ancien président El-Bechir, la constitution des groupes de soutien communautaires rebaptisés par la suite «Forces de soutien rapide», la montée des mouvements de rébellion armés dans les zones de conflit avec le pouvoir central.
La confrontation qui a lieu actuellement au sommet du régime militaire ne pourra être comprise qu'en prenant en considération ces deux aspects de la vie politique soudanaise: les difficultés et les entraves relatives au processus d'émergence de la nation unie et solidaire et la violence endémique due à la militarisation intense du champ politique local.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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