Le programme de réforme de la Turquie remis en question

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan (à gauche), s'entretient avec Bulent Arinc lors d'un débat au Parlement à Ankara. (Photo d'archives AFP).
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan (à gauche), s'entretient avec Bulent Arinc lors d'un débat au Parlement à Ankara. (Photo d'archives AFP).
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Publié le Mardi 01 décembre 2020

Le programme de réforme de la Turquie remis en question

Le programme de réforme de la Turquie remis en question
  • Des débats intenses ont eu lieu en Turquie au cours des dernières semaines sur d'éventuelles réformes économiques et judiciaires
  • Bulent Arinc et Cemil Cicek ont fait des déclarations favorables concernant la réforme judiciaire et les cas spécifiques de Demirtas et Kavala

Des débats intenses ont eu lieu en Turquie au cours des dernières semaines, portant sur d'éventuelles réformes économiques et judiciaires. Les analystes font remarquer que les indicateurs économiques sont si désespérés que même les réformes pourraient ne pas suffire à redresser la situation. Toutefois, dans le domaine judiciaire, des mesures relativement simples seraient susceptibles d’apporter un sentiment général de soulagement à la société.

Il est devenu courant en Turquie de placer une personne en garde à vue pendant des années sans lui donner une chance de prouver son innocence. Selahattin Demirtas, le président du Parti démocratique du peuple pro-kurde (HDP), est souvent mentionné à cet égard. Osman Kavala, philanthrope bien connu, en est un autre exemple. Mais après que le président Recep Tayyip Erdogan et le ministre de la Justice se sont vigoureusement exprimés au sujet de la réforme judiciaire, les attentes concernant la libération de plusieurs détenus ont grandi.

Deux personnalités politiques de premier plan, Bulent Arinc et Cemil Cicek, tous deux anciens présidents du Parlement et avocats professionnels, ont rejoint la mêlée et ont fait des déclarations favorables concernant la réforme judiciaire et les cas spécifiques de Demirtas et Kavala.

Arinc a affirmé que les actes d'accusation de ces détenus politiques étaient infantiles et qu’ils n’avaient pas le moindre sens en termes juridiques. Il a ainsi déclaré que leurs procès pouvaient se poursuivre sans qu’on les garde en détention pendant des années. Dans le cas contraire, leurs affaires s’apparentent a priori à des sanctions sans audience devant un tribunal, alors que la présomption d'innocence exige qu'aucun accusé ne soit considéré comme coupable avant qu’un verdict définitif ne soit énoncé.

Arinc a tiré des exemples de son passé politique. Il a été poursuivi à plusieurs reprises pour ses activités politiques, mais n'a jamais été détenu pendant son procès. Finalement, les poursuites à son encontre se sont terminées par un acquittement. Cela signifiait qu'il n'avait pas à purger indûment une peine de prison pour une infraction qu'il n'avait pas commise.

Le même critère doit être désormais utilisé, c'est-à-dire que d'innombrables accusés dont les procès sont en cours ne devraient pas être considérés comme coupables.

Cicek a fait un récit similaire et a apporté son soutien aux déclarations d’Arinc. Il a dit que l'État devrait admettre que de nombreuses poursuites sont sans fondement et qu'il est nécessaire qu’il exprime une repentance réelle. En d'autres termes, il ne doit pas dire qu'il est repentant tout en continuant à commettre les mêmes erreurs.

Arinc et Cicek estiment tous deux que la première réforme à effectuer devrait être de changer la mentalité des juges.

Les noms d'Arinc et de Cicek sont importants car ce sont deux membres du Haut Conseil consultatif présidentiel, composé de six anciens présidents du Parlement. Leurs déclarations franches et pertinentes ont conduit les analystes politiques à spéculer sur le fait qu'il pourrait s'agir d'une mise en scène. Ils pensaient que les commentaires des personnes du cercle restreint d’Erdogan devaient avoir été utilisées comme ballon d’essai. Ils étaient presque certains qu'Arinc avait consulté Erdogan avant de faire de telles appréciations relatives à la libération de détenus politiques de haut niveau.

Le ministre de la Justice, Abdelhamit Gul, a exprimé des opinions similaires, déplorant une faute professionnelle dans un domaine qui relève de son domaine de responsabilité exclusif. Ces plaintes ont suscité l'espoir que, cette fois, le gouvernement entendrait vraiment améliorer la situation.

Mais Erdogan a surpris tout le monde. Le 17 novembre dernier, il a déclaré: «J'ai remarqué que des conflits sont en train de naître, qui reposent sur ma déclaration concernant notre programme de réforme. Nous ne pourrons jamais être avec des gens comme Kavala, qui est le financeur des manifestations du parc Gezi.»

En conséquence, Arinc – un collaborateur très proche d'Erdogan – s'est soudainement retrouvé dans une situation inconfortable. Il a dit se sentir offensé par la déclaration du président et a démissionné du Haut Conseil consultatif présidentiel, mais pas du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.

Cette étape suggère qu'il cherche peut-être une opportunité pour regagner de l'importance au sein du parti, soit dans l’hypothèse où l’image d’Erdogan comme leader s’écorne, soit parce qu’Arinc serait en mesure de rassembler un groupe de partisans dans le parti et de défier directement le président. En fait, lors de la création de l'AKP, Arinc était considéré comme le numéro 3 après Erdogan et Abdallah Gul, l'ancien président. Maintenant que Gul est presque «excommunié» par Erdogan, Arinc peut à nouveau nourrir l'espoir de devenir une figure de proue du parti.

Arinc et Cicek estiment tous deux que la première réforme à entreprendre serait de changer la mentalité des juges qui utilisent la détention comme une punition de facto. Adopter des lois est la partie la plus simple. Ce qui est plus important, c'est la mise en œuvre. Aucune réforme ne répondra aux attentes du public si les juges n'assimilent pas la justice, les droits de l'homme et les valeurs universelles.

Pour atteindre cet objectif, il faut des juges bien formés et des politiciens qui n’aient plus la main sur le pouvoir judiciaire. Il est trop tôt pour dire si Erdogan agira dans ce sens.

Yasar Yakis a été ministre des Affaires étrangères en Turquie; il est membre fondateur du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

NDLR: Les opinions exprimées par les rédacteurs de cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.

Ce texte est la traduction d’une tribune parue sur www.Arabnews.com