On connaît la France, «Pays des Lumières»; la France, «Pays des Droits de l’Homme» (ou, comme tenait à le préciser à juste titre feu Robert Badinter: «Pays de la Déclaration des droits de l’Homme»: nuance!); on connaît la France «Fille aînée de l’Église». Mais c’est tout de même assez singulier pour que cela mérite d’être noté : la France est le seul pays au monde à se donner une configuration géométrique, celle d’un hexagone.
Une figure reprise sur les logos de certaines structures nationales, et même sur la face nationale des pièces d’1 et de 2 €.
On pense immédiatement au… Pentagone. Sauf que, d’une part, il s’agit en l’occurrence d’une Administration (Le Département de la Défense américain), pas d’un État, encore moins d’un pays ; et que, d’autre part, la structure proprement dite de l’édifice est bel et bien conformée en une figure géométrique de cinq côtés: un pentagone. On peut aussi penser à l’Italie, dont la forme sur une carte est assimilée à une… botte. Mais pourquoi un hexagone ?
«Aux quatre coins de l’Hexagone»
À bien regarder, la figure hexagonale ne recouvre pas vraiment le territoire français. Sans compter que la Corse se trouve carrément exclue du «corps national» ! Même le grand géographe Élisée Reclus, à la fin du XIXe siècle, inscrivait son pays dans un… octogone !
En forçant un peu, on pourrait aussi bien l’inscrire dans un carré. Emmanuel de Marbonne, dans son Traité de géographie physique, optait pour un pentagone : «En réalité, de par sa forme et son apparence “accidentée”, le pays ressemble plus à un polygone irrégulier. Il pourrait, en fonction de l’orientation, la taille et le positionnement, correspondre à de nombreuses figures géométriques telles que le carré, le triangle ou le cercle. Malgré tout, c’est bien l’hexagone qui a été retenu puis inscrit dès 1868 dans tous les manuels scolaires sans jamais avoir été révisé depuis»[i]. De 1868 à 2024, une sacrée pérennité pour un symbole national!
En fait, la dénomination «hexagonale» ne s’est fixée qu’après les années 1960, avec la fin de l’empire colonial et les indépendances, qui auront réduit le «corps national» à sa plus simple expression européenne. Sans la Corse, donc, et sans les territoires d’outre-mer… Plus précisément, c’est l’année 1962 qui aura consacré l’usage officiel de la figure de l’Hexagone, avec une majuscule, pour désigner la France. De là, pour dire «partout en France», est apparue la formule paradoxale (ou facétieuse): «Aux quatre coins de l’Hexagone». Sic.
Enfin, Renaud vint…
«Hexagone»! Voilà qui renvoie à une chanson célèbre du non moins célèbre Renaud ! En passant en revue les douze mois de l’année, en France, le chanteur fustige au vitriol le nationalisme béat, et grogne contre ses compatriotes. Son répertoire est même repris vingt-six ans après par un collectif de rap, dans une version intitulée: «Hexagone 2001… rien n'a changé».
Abordant le mois de février, Renaud évoque la répression policière, autour du métro Charonne (et dans la station même), contre une manifestation du 6 février 1962 dénonçant l’OAS et la Guerre d’Algérie : neuf morts.
Extrait:
«Être né sous l'signe de l'Hexagone
C'est vraiment pas une sinécure (…)
Ils n’sont pas lourds, en février
À se souvenir de Charonne
Des matraqueurs assermentés
Qui fignolèrent leur besogne
La France est un pays de flics
À tous les coins d'rue y'en a 100
Pour faire régner l'ordre public
Ils assassinent impunément (…)»
Abordant le mois de mars, le chanteur rappelle que la peine de mort était toujours appliquée en France… Précisons que la chanson, qui fustige autant la classe des «citoyens-moutons» pour leur indolence que la mouvance extrémiste, fut interdite d’antenne sur France-Inter, notamment durant la visite du pape Paul VI en 1975.
Une France en «Peau de chagrin»?
En France, voilà longtemps que l’extrême-droite a débordé de ses frontières traditionnelles. De la «préférence nationale», les souverainistes sont peu à peu passés à la préférence hexagonale. La phobie de Schengen est ainsi venue raviver cette configuration fantasmée d’une France retrouvant ses fortifications des châteaux d’antan. Une exception française, en somme, que cette configuration géométrique qui révèle comme un besoin impérieux de délimiter le corps national, comme si le pays avait gardé la phobie moyenâgeuse d’un danger aux frontières. Ce qui ajouterait peut-être à la phobie protectionniste des souverainistes face à l’espace Schengen.
Assimilée à du «nationalisme territorial», la formule «Hexagone» eut ses détracteurs, notamment au niveau des administrations régionales, avec un curieux «retournement des connotations». Cela n’avait pas empêché des observateurs érudits de sacraliser la métaphore, en mésestimant les spécificités régionales: «Réduite désormais à elle-même jusque dans les sarcasmes de ses pertes lorsque le langage moque l’hexagone, la France garde la perfection de sa figure physique, celle d’une géométrie solaire»[ii] ! Voilà qui ne fait pas grand cas des susceptibilités régionalistes, sans doute vouées à une géométrie obscure.
Pour conclure, rappelons précisément dans quelles circonstances est apparue cette vision d’une France inscrite dans un hexagone. C’est une géographe qui nous le dit : «La métonymie par laquelle l'Hexagone désigne la France date du tournant des années 1950-1960 (…). Son adoption est marquée par un retournement de valeur qui a subverti la dérision initiale –, critique des Français métropolitains par les “Pieds noirs” et dénigrement du repli frileux dans la “peau de chagrin”: l'adoption de la figure de l'hexagone a conféré à la nouvelle puissance moyenne que devient la France sous de Gaulle une complétude nouvelle» href="#_edn3">[iii].
«Géométrie solaire», «complétude nouvelle», mais une France en «Peau de chagrin»? Un rétrécissement, à en croire les Europhiles, que seul l’espace Schengen pouvait enrayer. C’est à voir…
[i] https://www.caminteresse.fr/culture/pourquoi-dit-on-que-la-france-est-un-hexagone-148195/
[ii] L’État et la stratégie territoriale (Ed. du CNRS, 1991.
[iii] Marie-Claire Robic, Épistémologie et histoire de la géographie, URA914, Université Paris I - C.N.R.S.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
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