Tiens! Le 25 octobre est passé, et rien n’est venu vilipender les «Sarrasins» sous le ciel de Poitiers! Il faut rappeler que durant des décennies, tous les 25 octobre, l’extrême-droite avait pris l’habitude d’organiser sur le site consacré à la mythique bataille, une manifestation en l’honneur de Charles Martel. En 2002, pour l’élection présidentielle, l’affiche de campagne du Front national portait ce slogan: «Martel, 732 ; Le Pen, 2002». Et ce 25 octobre 2022: silence royal! On me dit que c’est «la faute» de la Covid. Un ami poitevin, lui, croit à une interdiction administrative, «politiquement correcte». Sans doute, pour éviter d’autres dépassements, comme la prise d’assaut, il y a tout juste dix ans, du chantier de la Mosquée de Poitiers: le groupuscule Génération identitaire avait alors déployé sur le toit une banderole estampillée «732» (1) .
Dans une tribune publiée par Le Monde, l’historienne Sylvie Thénault estimait que «les historiens n’ont pas à attendre les États pour travailler», et que les débats historiques ne doivent pas «se plier aux appartenances nationales, ils les transcendent» (2).
Autrement dit, d’un côté, l’État n’a pas son mot à dire sur le travail de l’historien ; de l’autre, le travail de l’historien doit transcender l’identité nationale. Si l’écriture de l’histoire doit nécessairement échapper à l’Administration, quid des archives, décrétées propriété de l’Etat et qui le restent malgré leur déclassification? Et comment abstraire l’historien de son origine? La subjectivité, parlons-en!...
De plus en plus d’historiens de la colonisation n’hésitent plus à prendre en considération les témoignages des acteurs encore vivants, notamment au sujet de la guerre dite «d’Algérie», sans négliger la parole du camp adverse. Certes, de tels témoignages ne sont pas, humainement, assez fiables pour servir à l’établissement des faits tels qu’ils s’étaient produits. Mais parmi les innombrables documents «officiels», il doit y avoir un pourcentage non négligeable de témoignages dits «directs» émanant d’acteurs d’une époque donnée: en quoi seraient-ils plus fiables que ceux recueillis par les historiens? Et dans les choix établis par les premiers archivistes, de quelque obédience fussent-ils, n’y aurait-il pas une part de subjectivité?
Sans être historien, je me permets une extrapolation, en me référant au travail d’une dizaine d’années que j’avais fourni pour mes deux ouvrages sur la bataille de Poitiers: un roman historique et un essai (3). Travail qui me valut, à mon grand étonnement, d’être sollicité comme consultant pour le site «Moussais-la-Bataille» (Vouneuil-sur-Vienne), où se serait déroulée, le 25 octobre 732, la fameuse confrontation entre les troupes de Charles Martel et celles de l’émir de Cordoue, Abd-el-Rahman Ibn el-Ghafiqui.
Pour cela, j’avais dû lire et confronter tout ce qui avait été publié sur le sujet, depuis les chroniques chrétiennes du Moyen-âge jusqu’aux ouvrages de la fameuse École des Annales (Lucien Febvre et Marc Bloch). J’avais pu ainsi, pour prendre un exemple «parlant», montrer que «Martel» n’était pas un surnom venu de ce qu’il avait «martelé» les Arabes, mais que c’était tout bonnement un nom de baptême, donné par son parrain l’évêque de Reims, lequel nom se déclinait en Martellus (Carolus Martellus: Charles Martel). C’est un détail qui intéressa le cinéaste Bertrand Tavernier, à qui j’avais écrit pour lui soumettre l’idée d’une adaptation de mon roman historique. Sa réponse (Il venait de sortir La Princesse de Montpensier): il n’est plus possible de faire des films à grande reconstitution historique. Et avec les chevauchées et les scènes de combat que l’histoire suppose, les producteurs comme les télés ne suivraient pas…
Pour le réalisateur, qui eut beaucoup de soucis avec ce film, financièrement comme politiquement, le cinéma a de plus en plus de mal à s’attaquer aux mythes et légendes: toute reconstitution même historiquement sourcée est suspectée de révisionnisme. Des critiques ont ainsi reproché à Bertrand Tavernier sa vision, dans La Princesse de Montpensier, de la Journée dite de la «Saint-Barthélemy» (4) qu’ils ont jugée (formulation fort curieuse) «moins véridique que vraisemblable», alors que le réalisateur invoquait, entre autres références, les recherches de l’historien Didier Le Fur, spécialiste de l’Inquisition. On comprend mieux…
Pourquoi ces exemples? Pour remettre au centre du débat la question des sources et du rapport à la réalité historique. Le cinéma, avec ses «points de vue», a-t-il encore les moyens d’y répondre sur des bases historiques, plus… «véridiques que vraisemblables»?
Pour revenir à Charles Martel… Voici ce que préconise un bloggeur spécialisé dans «les leçons et les mystères de l’Histoire»: «Veillons donc à transmettre à nos enfants nos bons vieux manuels ; ils n'étaient pas parfaits et quelques fois un peu mythiques ou simplistes, mais ceux d'aujourd'hui sont nuls.» (5) Et voici un exemple qu’il nous livre pour étayer son conseil: une page des fameux manuels, où l’on apprend que, sur le champ de bataille de Poitiers, les Arabes étaient montés sur des chameaux (sic). Or, la renommée de la cavalerie sarrasine était déjà faite, à l’époque, pour sa vélocité et son panache, ce que (détail négligé par nos historiens) leur permettait l’usage des étriers, dispositif inconnu alors des Francs et que les «Sarrasins» avaient emprunté aux Avars (peuple turco-mongol).
À la question: «Comment l'islam est abordé dans les manuels scolaires?», posée par Le Figaro, l’essayiste Barbara Lefebvre, présentée comme «proche de la droite conservatrice», répond:
«L'histoire scolaire de la civilisation musulmane, sans aspérité, confine parfois à l'apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du «vivre ensemble.» (6)
Pour une essayiste, qui, nous assure-t-on, a «décrypté les principaux manuels scolaires d'histoire», il faut croire que seuls certains manuels, les plus récents sans doute, furent consultés. Certes, de nos jours, que ne ferait pas l’Éducation nationale pour sauvegarder le fameux «Vivre ensemble», instrumentalisé par les uns; vilipendé par les autres, les tenants de «La France aux Français»!...
«La France aux Français»? Rappelons, au passage, cette surprenante extrapolation que l’on doit à Édouard Drumont, polémiste nationaliste, antisémite notoire, et auteur du tristement célèbre La France juive, dans lequel, bizarrement, «il utilise l'image de Charles Martel contre les Juifs» (7). Plus précisément, contre les Sémites. Sic.
(1) https://www.centre-presse.fr/images/articles/800x600_186501.jpg
(2) Sylvie Thénault, https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/17/france-algerie-les-debats-historiques-ne-se-plient-pas-aux-appartenances-nationales_6146097_3232.html
(3) Le roman historique: «Un amour de djihad» (Ed. Balland 1995), qui est aussi une histoire d’amour entre la fille du duc de Toulouse et le gouverneur berbère musulman de Narbonne, à la veille de la bataille de Poitiers ; l’essai: «Abd er-Rahman contre Charles Martel» (Ed. Perrin 2010).
(4) Les 23 et 24 août 1572 (Jour de la «Saint-Barthélemy»), eurent lieu des massacres de milliers de protestants par des catholiques (Cf. Wikipédia).
(5) http://christocentrix.over-blog.fr/contact
(6) https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/23/31003-20160923ARTFIG00212-comment-l-islam-est-aborde-dans-les-manuels-scolaires.php
(7) Idem
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
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