Un mois s'est écoulé depuis le déclenchement des émeutes qui ont embrasé les grandes villes iraniennes, depuis la mort de la jeune kurde Mahsa Amini trois jours après son arrestation par la police des mœurs (pour avoir enfreint au code vestimentaire officiel de la République islamique).
Ce mouvement, au début limité à la dynamique de contestation féminine, s'est transformé en une vaste rébellion civile multiforme contre le régime en place. Bien que l'actuel mouvement social ne soit pas la première contestation d'envergure en Iran, qui a connu depuis l'instauration du système de wilayet al-faqih («le gouvernement du docte») en 1979 plusieurs émeutes protestataires contre le régime théocratique local, l'actuel mouvement amorce un changement radical de discours et de stratégies des forces sociales contestataires.
Les premières émeutes contre le clergé au pouvoir durant les années 1980 étaient en effet circonscrites aux milieux intellectuels de gauche. Elles furent menées et coordonnées par le parti islamogauchiste des «Moudjahidin Khalq», soutenus par l'aile libérale de la révolution de 1979, qui a été promptement évincée des centres de décision du pouvoir. Elles n'avaient ainsi aucune assise sociale solide, et ne pouvaient faire face à la mystique de rupture et de refondation véhiculée par le discours révolutionnaire puisant dans le référentiel religieux vif profondément ancré dans la culture iranienne.
L'idéologie du régime révolutionnaire, aux allures de «spiritualité politique», selon la formule du philosophe français Michel Foucault, avait fasciné au début une bonne frange de la société civile remontée contre une modernisation venant d'en haut, répressive et inégalitaire, imposée par le règne du chah, chassé du pouvoir par la rue en ébullition.
Une version idéologique du chiisme axée sur les valeurs et notions du shahada («la martyrologie»), d’istid’aaf («l’oppression») et de «libération» était en vogue, popularisée par des intellectuels influents, notamment Ali Shariati. Le concept théologique de «gouvernement du docte», quoique minoritaire et équivoque dans la pensée chiite, a été réinterprété et réinvesti par l'artisan de la révolution islamique, l'imam Khomeyni, drainant une large adhésion au sein de la nomenclature religieuse très influente dans les sphères sociales.
L'idéologie du régime révolutionnaire, aux allures de «spiritualité politique», selon la formule du philosophe français Michel Foucault, avait fasciné au début une bonne frange de la société civile remontée contre une modernisation venant d'en haut, répressive et inégalitaire, imposée par le règne du chah, chassé du pouvoir par la rue en ébullition. Les premières fissures sérieuses dans le système politique iranien apparaissent après la mort de Khomeini, en 1989. Elles prennent la forme d’une confrontation continue entre le bloc conservateur attaché au modèle théocratique autoritaire et une lignée réformatrice qui prône l'ouverture sur les revendications et les attentes des mouvements sociaux menés par des cercles de jeunes, d'étudiants et des femmes.
Le «mouvement vert» de 2009, réprimé dans le sang (plus de 150 morts), a dévoilé – au-delà des péripéties de cette dynamique contestataire postélectorale – l'ampleur de la mobilisation protestataire contre le régime de wilayet al-faqih.
Bien que les réformateurs aient pu à plusieurs reprises accéder formellement au pouvoir, au gré des élections présidentielles et législatives (notamment au courant de la présidence de Mohammad Khatami, de 1997 à 2005), l'essentiel du pouvoir a été confisqué entre les mains d’instances non élues, qui sont les gardiens permanents de la suprématie du clergé sur la volonté publique représentée dans les urnes.
Le «mouvement vert» de 2009, réprimé dans le sang (plus de 150 morts), a dévoilé – au-delà des péripéties de cette dynamique contestataire postélectorale – l'ampleur de la mobilisation protestataire contre le régime de wilayet al-faqih. Ce mouvement s'est alimenté de la nouvelle pensée critique et réformiste qui a émergé dans les milieux universitaires traditionnels et modernes. Des éminents philosophes et intellectuels dissidents (Abdelkarim Sourouch, Moustapha Melikyan, Mojtahed Shabestari…) ont produit une riche pensée humaniste et engagée qui s'articule autour des concepts de «pluralisme herméneutique», de «société ouverte» et de «libéralisme religieux»…
Cette pensée à large spectre a eu un impact décisif dans les campus et au sein du mouvement de la jeunesse et est parvenu à survivre à la répression et la censure officielles. La rue iranienne récolte aujourd'hui les fruits de cette dynamique de «lumières persanes», qui s'est transformée en une contestation généralisée du système politique en place.
Le slogan scandé par les émeutiers, «femme, vie, liberté», est la consécration notoire d'une volonté de rupture radicale qui s'étend désormais à tous les pans de la société iranienne. La société civile a incontestablement récupéré sa vigueur, sa vivacité, après une décennie d'essoufflement. L'enjeu pourrait ne pas être le démantèlement systématique du régime de wilayet al-faqih, mais la révolte actuelle aura une incidence profonde sur l'avenir politique de l'Iran.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
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