Arwad n’a beau être longue que de 800 mètres et large de 500 mètres, cette île, située au large des côtes syriennes, a eu son lot d’événements tragiques en l’espace de trois millénaires. Une multitude d’empires se sont disputé le contrôle de l’île, des Assyriens aux Phéniciens, en passant par les Grecs, les Romains et les croisés. Tous étaient parfaitement conscients de son emplacement stratégique.
Arwad est la seule île habitée entre Tripoli et la frontière turque et elle n’a jusqu’à présent pas été touchée par la guerre en Syrie menée non loin de ses côtes. Elle est cependant affectée par la baisse du tourisme et l’effondrement qui a touché son autre activité économique majeure: la construction navale.
La semaine dernière, l’île était au cœur même de la dernière tragédie survenue au large des côtes de la Syrie et du Liban. Les chiffres ne sont pas précis, mais sur 150 personnes, près de 100 auraient péri en mer près d’Arwad après le naufrage d’un bateau de la mort surchargé et dangereux. Parmi les victimes, on compte des dizaines d’enfants. Ils espéraient, semble-t-il, gagner l’Italie. Ils ont essayé de contacter les autorités libanaises, mais aucune aide ne s’est concrétisée.
Parti de la région de Minieh, le bateau était rempli de réfugiés désespérés et de migrants fuyant la crise économique au Liban. Il s’agit peut-être de la pire catastrophe du genre au cours de ces dernières années. Des corps sans vie ont été retrouvés sur les plages syriennes. Selon les autorités syriennes, 20 personnes ont survécu et reçoivent actuellement des soins dans des hôpitaux. Parmi elles, il y a 12 Syriens et 3 Palestiniens.
Imaginez que vous êtes un réfugié syrien au Liban. Vous essayez de fuir pour finir par tomber entre les mains d’un régime très brutal qui terrorise votre pays et votre peuple. On ne sait pas si les survivants syriens seront autorisés à retourner au Liban. Jusqu’à présent, seuls les survivants d’autres nationalités ont pu rentrer et de nombreuses familles ne peuvent se rendre en Syrie pour identifier les corps.
Les habitants d’Arwad ont été appelés à l’action. La crise économique aiguë a contraint sa population à prendre des décisions difficiles. Les pêcheurs n’ont pratiquement plus de diesel pour leurs bateaux. Les gens ont stocké du carburant pour les mois d’hiver à venir, ne sachant pas s'ils pourront en acheter ou en obtenir à l’avenir. Ils ont peur de mourir de froid. Dans un élan de compassion devenu rare ces dernières années, la population a renoncé à ses précieuses provisions pour s’assurer que les pêcheurs puissent être les sauveteurs en première ligne.
La plupart des gens en dehors du Liban ne réalisent pas à quel point ces catastrophes maritimes sont devenues fréquentes. La semaine précédente seulement, les autorités chypriotes ont secouru 477 personnes dans deux bateaux. L’Organisation des nations unies (ONU) indique que 3 460 personnes ont tenté de quitter le Liban par la mer en 2022 – plus du double des statistiques de 2021.
Ces tragédies mettent en lumière la tournure catastrophique des événements, non seulement dans cette région, mais ailleurs aussi. Les perspectives sont sombres.
Au Liban, ces trois dernières années de chaos économique ont fait des ravages. La monnaie a perdu 90 % de sa valeur et 80 % de la population est désormais considérée comme pauvre. Les citoyens libanais ainsi que les réfugiés palestiniens et syriens cherchent désespérément à sortir du pays. Au moins 25 réfugiés du camp de Nahr al-Bared se trouvaient sur le bateau qui a coulé au large d’Arwad. Nombre de ceux qui restent ont clairement indiqué qu’ils étaient si désespérés que même ces derniers décès ne les décourageraient pas. Les scènes de funérailles à Tripoli briseraient tous les cœurs, sauf ceux de pierre. Dans la deuxième plus grande ville du Liban, les conditions sont sans doute les pires. Non seulement les habitants ont un accès limité à l’électricité, mais ils n'ont également souvent pas accès à l'eau.
Tripoli, la ville la plus pauvre du pays, se noie dans la misère. Cependant, pour une élite restreinte, elle se noie dans la richesse. Certains des politiciens les plus riches du pays viennent de Tripoli. Cela inclut le Premier ministre milliardaire du pays, Najib Mikati – le quatrième homme le plus riche du monde arabe. Cette élite fortunée est tenue responsable de nombreux échecs du pays, en particulier dans le nord.
Le Liban pourrait-il se redresser dans un avenir proche? Cela semble peu probable. Personne ne sait quand le gouvernement intérimaire actuel sera remplacé par un gouvernement doté d’une légitimité électorale. Même si cela se produit, sera-t-il efficace? Le pays a enduré vingt mois sans gouvernement fonctionnel. Nombreux sont ceux qui se demandent si les responsables de cette crise et de la corruption endémique seront un jour condamnés. La communauté internationale se contente d’observer le Liban devenir un État en déroute.
La Méditerranée est devenue une zone de mort. Souvenez-vous qu’à plus grande échelle, la Méditerranée orientale ne constitue même pas la traversée maritime la plus dangereuse vers l’Europe. C’est la voie centrale pour laquelle les risques pour les migrants sont encore plus grands lors de la traversée de la Libye vers l’Italie. Cette voie deviendra encore plus dangereuse une fois que le nouveau gouvernement d’extrême droite en Italie mettra en œuvre ses politiques de haine à l’égard des migrants, comme il s’y est engagé.
Nombreux sont ceux qui, dans le monde riche, semblent insensibles aux tragédies majeures survenues ailleurs dans le monde.
Chris Doyle
Cependant, en Orient, si les crises en Syrie et au Liban en sont probablement la cause immédiate, la réaction européenne a également sa part de responsabilité. Au lieu d’établir des itinéraires sûrs et sécurisés pour les réfugiés conformément au droit international, comme cela s’est produit avec les réfugiés ukrainiens cette année, les autorités européennes ne veulent pas accueillir des personnes en provenance du Moyen-Orient. Des pays comme le Royaume-Uni essaient de renvoyer les demandeurs d’asile dans des régions aussi lointaines que le Rwanda.
Cela explique pourquoi ces catastrophes sont à peine mentionnées dans les médias européens et américains. C’est un non-problème pour tous les journaux sauf pour une poignée d’entre eux. Nombreux sont ceux qui, dans le monde riche, semblent insensibles aux tragédies majeures survenues ailleurs dans le monde. Le spectre du racisme antiarabe se profile également à l’horizon. En termes simples, ces décès ne sont trop souvent que des chiffres, pas des êtres humains.
Les Libanais s’accordent pour dire que ce problème ne fera que s’aggraver. Les morts ne décourageront pas les désespérés. Cependant, on peut se demander combien de personnes devront périr pour que le reste du monde se réveille.
Chris Doyle est le directeur du Council for Arab-British Understanding, situé à Londres.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com