Le tout-écran ou la mal-communication

Dans l’histoire des technologies de communication, chaque nouveau média chasse l’autre ou le surclasse, et ce n’est qu’après un certain temps que le nouveau s’émancipe en s’affinant. Ainsi, lorsque fut inventée la télévision, on avait parlé de «petit écran», par rapport au cinéma, ou encore de «radio en images». Puis vint le numérique: on peut lire sur son écran la presse et même des livres. Émetteur et récepteur à la fois, l’écran se fait aussi capteur: du regard de l’usager, donc de son attention. Selon que l’on regarde un film, une émission de variétés, un débat ou un match de foot, le degré d’attention diffère, évidemment.

Médias chauds, médias froids

Le célèbre théoricien des médias, le Canadien Marshall McLuhan, distinguait «médias chauds» et «médias froids». Ce qui importe pour lui, et c’est le point nodal de sa thèse, c’est moins le contenu d’un message que le support qui le délivre (imprimé, écran, radio, etc.). D’où sa célèbre formule: «The media is the message» («Le message, c’est le medium»).

Ainsi, la réception d’un même message, transmis à la fois par une radio et par un journal, peut avoir des «retombées» différentes… C’est que chaque support exerce sur le récepteur (auditeur, lecteur) un effet différent. Selon McLuhan: «Le médium exerce une action d'autant plus profonde qu'elle nous échappe.» Et nous employons ici le mot «récepteur» pour parler de la personne qui reçoit le message, alors que, traditionnellement, c’est la technologie (le poste-radio, le téléviseur) qui est désignée ainsi: c’est en cela que le «medium», pour McLuhan, se fait «message», et c’est ce «message» qui exerce sur nous une action, plus ou moins prégnante. D’où la catégorisation en «médias chauds» et «médias froids».

Parmi les premiers: la radio, le cinéma, la télévision, l’imprimé (et particulièrement le livre), médias qui font appel à un ou deux sens (l’ouïe et/ou la vue) et demandent par conséquent une faible «participation» de l’usager (auditeur, spectateur, lecteur) pour assimiler l’information. Parmi les médias froids, McLuhan classe le téléphone: la pauvreté en information demande une mobilisation de plusieurs sens et, donc, une plus grande «participation» de l’usager, un effort de décryptage, pour ainsi dire.

Et que dire des jeux-vidéos: chauds ou froids? Un spécialiste nous répond: «Le jeu vidéo peut sembler poser problème dans cette distinction entre chaud et froid. On peut le considérer comme à la fois chaud et froid, selon les éléments considérés. Les jeux récents ont une image et un son détaillés et complets (et donc chauds), mais incitent à la participation parce qu’ils nécessitent une manipulation directe (et donc froids).»

Nomadisme virtuel et sédentarité de fait

En quelques décennies, les pratiques ont évolué, les rapports à l'écran aussi. Il en va de l'accro aux jeux vidéo comme de l'accro à un palliatif : à force d'être connecté, on finit peu à peu par se déconnecter de son environnement, physique et social.

Certes, Internet a rendu plus dense les relations entre usagers. Même à des milliers de kilomètres, on peut échanger avec qui on veut et en vidéo. En naviguant sur un écran, sur l'impression de faire du nomadisme à distance. Et l'on ne réalise pas que l'on n'est plus qu'un sédentaire en mouvement, un mouvement virtuel. Parler avec un proche via une webcam donne l'illusion d'une proximité. En voyage, le vacancier n'envoie plus de cartes postales, geste désuet : il prend des selfies et les poste à sa famille ou sur les réseaux sociaux. Le même vacancier, qui écrit de moins en moins, se détournera de tout ce qui est imprimé, à commencer par le livre.

«Communiquer», disent-ils. En 1989, déjà, je concluais une tribune dans Le Monde ainsi: «Jusqu’où la Mal-communication mènera-t-elle le bal?»

Avec plusieurs heures face à un écran, on a beau se sentir ailleurs, à parcourir des kilomètres d’images, le corps, lui, ne bouge pas: il est «empêché», et bel et bien en situation de sédentarité. Et, bientôt, d’isolement. Dans le métro ou dans la rue, cela se voit: toutes ces têtes penchées sur smartphones ou sur tablettes forment une foule mais une foule de solitaires. «Or, il est aujourd’hui bien établi que la sédentarité nuit à la santé (…). Elle est un facteur de risque majeur de maladies telles que les maladies cardio-vasculaires, le cancer et le diabète.»

Quid des dangers de l’addiction à l’écran?

Durant les périodes de confinement, les connexions via les réseaux dits «sociaux» ayant augmenté, les psychologues ont pu noter chez nombre de personnes hyperconnectées des sentiments «de tristesse, de vide, d’anxiété, voire un mal-être pouvant déboucher sur un comportement agressif (...). Pour faire face à ce sentiment de mal-être, il n’a pas d’autre choix alors que de se reconnecter, entrant ainsi dans un cercle vicieux». 

Le mal-être, ainsi défini, provient du manque de communication au sens propre du terme, et plus précisément dans la proximité. Dans certaines circonstances, l’échange à deux, le dialogue, peut être perçu comme idéal. À ce propos me revient ce dicton arabe, algérien en tout cas: «El hadra ma bine tnine, wa-talet ma 3andou wednine», ce qui se traduit par: «La parole est entre deux, et le troisième n'a point d'oreilles.»  

Si j’évoque ce dicton, c’est qu’il a un rapport direct avec un concept théorisé par un célèbre linguiste. En grammaire arabe, la troisième personne du singulier se dit «El-gha’i-bu» (le «u» se prononce «ou»), mot à mot: «l’absent». Dans une situation de dialogue, la troisième personne est d’une certaine manière «absente».

C’est sur cette notion d'exclusion que le linguiste Émile Benveniste a fondé son concept de «non-personne»: «Pour déceler (les oppositions entre personnes verbales), on pourra partir des définitions que les grammairiens arabes emploient. Pour eux, la première personne est al-mutakallimu, “celui qui parle”; la deuxième almukhatabu, “celui à qui on s’adresse”; mais la troisième est al-gha’ibu, “celui qui est absent”. Dans ces dénominations se trouve impliquée une notion juste des rapports entre les personnes: juste surtout en ce qu’elle révèle la disparité entre la troisième personne et les deux premières (…). La troisième personne est une non-personne.»

Ainsi, dans une situation de connexion, face à l’écran, l’individu, adulte ou enfant, évacue de son champ l’autre, un autre qui se retrouve du coup renvoyé au rang de «non-personne».

Si les technologies de communication rapprochent les individus et se jouent de l’espace, elles peuvent aussi isoler l’usager «qui en fait trop», et avoir des conséquences sur son psychique comme sur son physique.

Ce n’est plus un secret, pas même pour les parents qui se retrouvent dépassés… Du reste, des alertes sont lancées depuis au moins une décennie: «Des mauvaises postures prolongées pouvant être sources de douleurs qui affectent les muscles et tendons de la région lombaire, de la nuque, des épaules, des poignets et des mains (…); des problèmes de surpoids (…); des troubles du sommeil; une fatigue visuelle, des maux de tête, etc.»

Du «temps écran»

Selon une étude, menée en 2021, un Français passerait en moyenne 56 heures par semaine (temps de travail compris) devant son ou ses écrans! Durant le confinement (pour cause de Covid), le temps d’écran est passé à 7h16 en moyenne par jour! De toute l’Europe: «Ce sont les Italiens qui passent le moins de temps à regarder un écran, avec seulement 1h56 par jour. À l’inverse, les Grecs, avec 3h04, sont les Européens les plus accros (…).»En Chine, les effets furent jugés tellement graves que le gouvernement a décidé en 2021 de «limiter les jeux en ligne à 3 heures par semaine pour les mineurs.

Or, selon une association de pédiatres, de 3 à 6 ans «L’enfant a besoin de découvrir toutes ses possibilités sensorielles et manuelles»! Et ce n’est pas avec le regard rivé sur un écran, subissant un flux d’images, que l’enfant va découvrir toutes ces possibilités. Au moins, on peut être sûr que le fantasme de «l’homme augmenté» n’est pas près de se réaliser! Peut-être même que c’est «l’homme diminué» que l’on nous promet.   

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.