Depuis deux décennies, les scènes de France et les plateaux de télé accueillent une espèce d’artistes improbables: des humoristes, hommes et femmes, d’origine maghrébine. Si Smaïn et Jamel Debbouze se présentent comme des patriarches, le Panthéon des humoristes accueille de nouvelles révélations, venues du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, nées en France ou en Belgique de parents maghrébins. Au-delà des styles, les thématiques se croisent, entre impertinence et sagacité, entre critique sociale, y compris des origines, et «étude des caractères».
La question (à plusieurs entrées) qu’il serait intéressant de se poser (mais cela demanderait plus qu’une chronique) est celle-ci: en quoi les contenus de ces shows interpellent-ils un public européen, mais aussi en quoi un binational s’y retrouverait-il? Autrement dit, se demanderait ce dernier, l’humoriste parle-t-il / parle-t-elle à moi ou de moi, franco-maghrébin?
Au-delà des styles, les thématiques se croisent, entre impertinence et sagacité, entre critique sociale, y compris des origines, et «étude des caractères».
Au commencement était le «Beur»
Comme chacun sait, le mot «beur» a longtemps désigné l’immigré d’origine «arabe» ou assimilé. La petite histoire veut que ce mot soit le verlan d’«arabe». La génération suivante optera pour le verlan du verlan: «beur» deviendra «rebeu», comme si elle ne supportait plus qu’on la prenne pour du… beurre!
C’est l’humoriste Smaïn qui, le premier, du moins à l’écran, fera la promotion du mot, dans L’œil au beur(re) noir, un long métrage du réalisateur Serge Meynard, qui décrochera en 1988 le César de la meilleure première œuvre de fiction.
Après avoir fourni quelques envolées à feu Rachid Taha, leader du groupe Carte de séjour, le «Beur» se retrouve chez Mounsi, chanteur-rock devenu romancier (La Noce des fous). Mais ce sont les humoristes qui le porteront au pinacle, en passant par toutes les scènes de France et de Navarre…
Jamel Debbouze aura été le premier sur les planches à faire rimer «France» (de la diversité) avec «ambiance», lui, l’enfant de Trappes, de cette banlieue dont les médias ne parlent qu’en termes d’insécurité et de délinquance. Ces deux maux ne sont pas propres à la banlieue, mais ils sont «exacerbés», comme le dit le maire de la ville de Trappes, le franco-marocain Ali Rabeh. Et l’on oublie que la même ville a donné Omar Sy, comme la commune voisine (Le Chesnay) a donné Nicolas Anelka, tout comme La Castellane, banlieue de Marseille, a donné Zinedine Zidane.
Le succès, Jamel ne se contente pas d’en profiter seul. Il permet de créer un espace propice à la création, en ouvrant une salle consacrée aux jeunes talents, autant dire aux futures stars: le Jamel Comedy Club, qui va être la pépinière principale des nouveaux humoristes. Et il ne s’arrête pas là… Très tôt, il va se lancer dans l’import-export (sic), par une opération de jumelage fort singulière: entre le Xe arrondissement de Paris (où se situe le Jamel Comedy Club) et le Palais El-Badi de Marrakech qui abrite chaque année le Marrakech du rire. Cet événement, qui, le 19 juillet, a fêté son dixième anniversaire, est ainsi devenu, comme le dit Jamel lui-même, «un mélange entre une colonie de vacances et une Coupe du monde».
Des révélations, le Jamel Comedy Club en a fourni à la France des vertes et des… mûres, pour ainsi dire. Parmi ces dernières, j’ai un faible pour trois noms, venus de France et de Belgique: Nadia Roz, Nawell Madani et l’inénarrable Comte de Bouderbala.
«C’est moi la plus belge»… Et «Ça fait du bien!»
Nadia Roz, née à Colombes (région parisienne), fut étudiante à la Sorbonne, avant de faire partie d’un groupe de rap… Elle se fera connaître avec son spectacle «Ça fait du bien!», qui lui vaudra le prix du jury au Festival Mont-Blanc d’humour de Saint Gervais, puis, en 2015, le prix de la Révélation de l’année. Parallèlement, elle fait du cinéma et de la télé: plusieurs rôles, notamment dans Les Nouvelles aventures de Cendrillon, où elle joue Blanche-Neige, et dans la mini-série Commissariat central.
Nawell Madani, c’est au Jamel Comedy Club, en 2011, qu’elle s’est vu pousser des ailes. De quoi se demander si ce n’est pas après ce premier succès parisien qu’elle a décidé d’orthographier son prénom avec 2 «l» (Sic). À vrai dire, elle ne restera pas plus de six mois au Jamel Comedy Club. À cause non pas du «chef» mais des collègues: «Ils savaient tous que j’étais novice et racontaient que j’étais là grâce à mon physique (…) On te pique tes vannes, et tu ne peux rien dire!» (1). Bref, compétition et coups bas, le courant ne passait pas, malgré la bonne volonté du chef, qui prit un temps sa défense…
Il n’y a pas de public «uniforme»: chaque téléspectateur a sa sensibilité, son tempérament et son histoire.
Ce fut un spectacle au titre balancé sur un clin d’œil superlatif: C’est moi la plus belge!, qui la propulsa en haut de l’affiche au Palais des Glaces à Paris. En 2014, au Festival International du Rire de Liège (2), c’est la consécration. Puis ce sera le Zénith, le Trianon (trois soirées affichant «Complet»), l’Olympia, le Festival Juste pour rire de Montréal…
Aucun sujet n’est tabou pour elle, quand elle ne traite pas du quotidien, de son quotidien, elle qui fit tous les boulots, jusqu’à se faire marchande de crêpes, avant d’investir le petit écran mais aussi le grand, et se faire même réalisatrice: avec C’est tout pour moi, un film autobiographique: adolescente, elle rêve d’une carrière de danseuse et de chorégraphe, rêve que le père réduit à néant. Rebelle et coriace, elle monte à Paris, y découvre un milieu impitoyable, phagocyté par la jalousie et la concurrence. Rien ne l’arrêtera, son nom en haut de l’affiche, elle l’aura…
Le Comte Bouderbala, un comte qui se la raconte
Il est né Sami Ameziane. Son nom de scène, il ne l’avait pas choisi pour s’ennoblir à peu de frais, c’est plutôt son goût prononcé de la dérision: en arabe, «bouderbala» se dit d’un homme tout habillé de guenilles. Dans la vie, notre «comte», né à Saint-Denis, était plutôt désargenté, un «aristocrasseux», précise-t-il. N’empêche, c’est un cas à part, dans le show-biz. Bac +5, polyglotte. Ses spectacles sont tous publics: français, arabe, kabyle, anglais, italien, espagnol. Mais ne croyez pas qu’il ait rêvé, tout jeune, d’une carrière de scène: basketteur de haut rang, il s’est même permis de jouer avec les plus grands: du PSG Racing, en minime, avant de signer à l’A.S Bondy, en nationale 1, on le retrouve en 2004 aux États-Unis, membre des Huskies, la célébrissime équipe de l’Université du Connecticut, séjour qui lui fera côtoyer de futures stars du basket-ball comme Josh Boone, Rudy Gay ou Marcus Williams!
Quatre ans plus tôt, il avait fait partie de l’équipe d’Algérie de basket, avec laquelle il remporta, en 2005, la Coupe arabe des nations. Mais tout cela est désormais loin derrière lui. À 43 ans, aujourd’hui, Monsieur le Comte est au sommet de son art. Touche-à-tout, il l’est également en matière de sujets: rien ne lui échappe des travers de ses contemporains, de quelque bord et de quelque souche qu’ils soient. Y compris du côté de l’Oncle Sam.
Parfois, il est vrai, le danger est réel: lorsque la caricature dépasse l’impertinence, on risque de tomber dans l’essentialisme…
En 2010, «Il devient le premier Français à jouer sur la scène du Comedy Cellar, un lieu connu pour avoir révélé Robin Williams ou Jerry Seinfeld. Fort de son expérience américaine, son retour en France est un véritable triomphe» (3). Pas de sujet tabou, donc, quitte à se faire donneur de leçons, de leçons de… français, lorsqu’il ridiculise les paroles des rappeurs fâchés avec la langue de Molière. Méchant? Plutôt rude. Comme lorsqu’il traita des Roms sans distanciation, ce qui lui valut d’être épinglé dans la célèbre émission On n’est pas couché (2012) par la journaliste Audrey Pulvar ... Parfois, il est vrai, le danger est réel: lorsque la caricature dépasse l’impertinence, on risque de tomber dans l’essentialisme…
Mais tout de même!... Par quel coup du sort, cet international basketteur, au poste de meneur, natif de Saint-Denis, diplômé en Langues étrangères appliquées, se retrouva-t-il propulsé en meneur de one-man-shows sur les scènes les plus réputées de France et de Navarre?
Ainsi, que l’on soit Ameziane, Nadia ou Nawell, l’humour se révèle (et ce ne n’est pas d’aujourd’hui, certes) thérapeutique. Mais thérapeutique pour qui: pour le public ou pour l’artiste? Et si c’est pour le public, quelle frange du public? Il n’y a pas de public «uniforme»: chaque téléspectateur a sa sensibilité, son tempérament et son histoire. Tel est le dénominateur commun qui relie nos trois humoristes: Nadia, Nawell et Sami parlent de vous, de nous, avec la générosité qui sied aux grands humoristes, et nous parlent à chacun et à chacune, que l’on soit d’ici ou d’ailleurs.
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«Nawell Madani, vanne, vit et devient», Rachid Laïreche, Libération, 7-02- 2014.
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Pour se faire une idée précise de son style et de sa thématique: https://youtu.be/JAhfVdORIQo
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Wikipédia (Y compris, pour les informations précédentes).
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«On n' est pas couché» 31-03-2012: https:/youtu.be/YOncTalarao
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
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