Alors que les Palestiniens célébraient dimanche l'anniversaire de la Nakba et réfléchissaient sur soixante-quatorze ans de calamités, la vie et la mort de Shirine Abou Akleh représentent une véritable synthèse de cette expérience nationale. C'est la raison pour laquelle son assassinat, alors qu'elle couvrait une autre attaque israélienne contre un camp de réfugiés palestiniens – un rappel quotidien de cette catastrophe – revêt de l’importance. Compte tenu de sa renommée à travers le monde arabophone, l'héritage de la journaliste arabe d'Al-Jazeera sera immense et durable.
Abou Akleh a rejoint la longue liste des Palestiniens tués par les forces armées israéliennes. Jusqu’à présent, les forces israéliennes ont tué cette année au moins 48 Palestiniens dont 10 enfants. Aucune de ces morts ne fera l'objet d'une enquête indépendante. Nous ne sommes même pas sûrs qu’Abou Akleh fera l'objet d'une véritable enquête, malgré une demande en ce sens du Conseil de sécurité de l'ONU. Elle est également loin d'être la première journaliste que les forces israéliennes sont accusées d'avoir tuée – il y en a eu 19 en Israël et dans les territoires occupés depuis 1992.
Pourtant, le meurtre d'Abou Akleh a fait la une des journaux. Sa mort ne peut être ignorée. Israël essaie de brouiller les pistes, blâmant la victime et changeant son discours officiel à plusieurs reprises, mais il incombe à la puissance occupante soit de démontrer que ses forces ne l'ont en aucune façon tuée, soit en assumant pour une fois la responsabilité. Une chose que la horde antipalestinienne ne peut faire est de prétendre qu'elle a représenté la moindre menace à l’encontre de n'importe quel Israélien. Elle faisait juste son travail.
Même si ce meurtre comporte une infime part de doute, il n’y en a aucun sur les actes des forces armées israéliennes au domicile familial le lendemain de sa mort et lors des funérailles à Jérusalem. Abou Akleh n'a pas été autorisée à retrouver la paix, même dans la mort. Concernant les forces de la puissance occupante, harceler, intimider et perturber une famille en deuil est odieux, et le comportement de la police agressant les personnes en deuil, même les porteurs, est honteux pour tous excepté pour les racistes, dont beaucoup se sont tus pour une fois. Cela a mis en évidence le pur désir de vengeance des forces israéliennes.
L'absence totale de condamnation de leur comportement de la part de dirigeants israéliens montre à quel point les milieux politiques du pays approuvent cela.
Rien n'aura plus irrité les défenseurs israéliens de la suprématie juive que la vue de milliers de Palestiniens marchant aux funérailles d'Abou Akleh à Jérusalem, nombre d’entre eux portant des drapeaux palestiniens et des keffiehs. Il s'agissait probablement des plus importantes funérailles de ce genre à Jérusalem-Est occupée depuis la mort de Faisal Husseini. C'était aussi un rappel saisissant de la présence palestinienne dans la ville – que Jérusalem est divisée et qu’elle n’est pas la propriété exclusive des juifs israéliens, mais une ville avec deux peuples qui vivent selon des règles très différentes.
C'était aussi un signe d'unité et de détermination palestiniennes croissantes dans la ville, une caractéristique de ce que les Palestiniens décrivent comme «l'intifada de l'unité» qui a commencé il y a un peu plus d'un an. Même s'il n'est pas illégal d'agiter le drapeau palestinien en Israël, les forces israéliennes se sont fait fort de s’en saisir et ont même essayé d'empêcher une femme palestinienne de porter un hijab aux couleurs du drapeau.
Avec sa mort, Abou Akleh a révélé beaucoup de choses sur ce conflit et cette occupation, tout comme elle l'a fait dans sa vie professionnelle.
Chris Doyle
Comment Israël s'en tire-t-il continuellement avec tout cela? Le climat d'impunité pour son comportement est extraordinaire. Ses actions ne sont peut-être pas les pires – le régime syrien a tué de nombreux journalistes ainsi que des personnes lors de funérailles. Cependant, la Syrie est soumise à de lourdes sanctions et se trouve largement isolée, la Cour pénale internationale étant toujours d’attaque. Cela ne s'applique jamais à Israël. Cela fait maintenant plus d'un an que les avions israéliens ont bombardé les bureaux d'Al Jazeera et de l'Associated Press à Gaza, mais Tel Aviv n'a toujours pas fourni les preuves promises montrant que le Hamas utilisait la tour. Plusieurs groupes israéliens de défense des droits humains ont renoncé à demander à Israël d'enquêter sur ses propres actions, car à maintes reprises, tout ce qui se passe est un exercice massif de blanchiment des faits.
Deux choses en particulier auront réconforté les dirigeants d'Israël. Tout d'abord, les paroles boiteuses et ambigües des hauts dirigeants occidentaux. Prenez Antony Blinken, le Secrétaire d'État américain qui a tweeté: «Nous avons été profondément troublés par les images de l’intrusion de la police israélienne dans le cortège funèbre.» Il n'y a pas eu de condamnation, et la façon dont n'importe qui peut qualifier d'«intrusion» le fait de battre des personnes en deuil avec des matraques est impressionnant.
La représentante permanente des États-Unis à l'ONU n’a fait guère mieux, déclarant qu'elle était «affligée par les images» prises lors des funérailles, tout en faisant référence à la tragédie du meurtre d'Abou Akleh comme s'il s'agissait d'une catastrophe naturelle.
En Europe, le ministre français des Affaires étrangères, Yves Le Drian, a publié un tweet tellement anodin que vous ne saviez pas qu'il y avait eu une attaque contre des personnes en deuil, qui l'avait perpétrée ni même où elle s'était produite. La ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss, a posté qu'elle était «attristée d'apprendre le décès de la journaliste réputée Shirine Abou Akleh», comme si celle-ci venait de mourir d'une crise cardiaque. Les autorités allemandes ont même interdit la tenue d'une veillée en l'honneur d'Abou Akleh.
Alors, est-il surprenant que, bien que ces dirigeants aient réclamé une enquête, aucun n'ait déclaré qu'elle devait être indépendante? Une enquête israélienne serait celle de l'occupant enquêtant sur l'occupation: la partie criminelle probable procédant à une enquête sur elle-même. Une enquête palestinienne ne serait pas considérée comme impartiale non plus; elle doit donc logiquement être indépendante. Les grandes puissances ne sont pas intéressées par cela car elles ne souhaitent pas embarrasser Israël et ne permettent certainement aucun mécanisme qui pourrait signifier que les responsables doivent rendre des comptes.
L'autre facteur majeur qui aurait rassuré les politiciens israéliens était la couverture médiatique. Comme toujours, il y avait une couverture de premier plan, mais combinée à de gros titres effroyables. Un article du site Web de la BBC a fait référence à des «funérailles tendues», où la police israélienne «bousculait» les personnes en deuil et où les forces israéliennes sont intervenues. De nombreux titres ont fait référence à des affrontements lors des funérailles ou ont même signalé le fait que des violences avaient éclaté. Beaucoup de voix passives. Le magazine Time a remporté la palme en disant que «la police antiémeute israélienne avait contrarié les porteurs». Une grande partie de la couverture de l’assassinat a souligné le fait que la responsabilité a été contestée, mais a omis de mentionner l'analyse vidéo et les trois témoignages oculaires comme s'ils ne comptaient pas parce qu'ils étaient palestiniens.
Avec sa mort, Abou Akleh a révélé beaucoup de choses sur ce conflit et cette occupation, tout comme elle l'a fait dans sa vie professionnelle. Les dirigeants israéliens continuent de déplacer des Palestiniens, d'effacer leur identité nationale, d'agir en toute impunité et de sévir contre les journalistes et les défenseurs des droits humains qui tentent de leur demander des comptes. Mais c'est l'incapacité de la communauté internationale à respecter ses devoirs juridiques et moraux qui est révélatrice. Si les grandes puissances l'avaient fait au cours des décennies précédentes, Abou Akleh serait peut-être encore en vie aujourd'hui, mais avec beaucoup moins de choses à signaler.
Chris Doyle est le directeur du Council for Arab-British Understanding, basé à Londres.
TWITTER: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com