Shireen Abu Akleh: Le 13 mai 2022 annonce-t-il la fin de l’impunité d’Israël?

Manifestation LDH, à Nantes, 14 mai 2022  «Shireen Abu Akleh! En Palestine occupée, Israël tue les journalistes!» (Photo, Salah Guemriche).
Manifestation LDH, à Nantes, 14 mai 2022 «Shireen Abu Akleh! En Palestine occupée, Israël tue les journalistes!» (Photo, Salah Guemriche).
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Publié le Jeudi 19 mai 2022

Shireen Abu Akleh: Le 13 mai 2022 annonce-t-il la fin de l’impunité d’Israël?

Shireen Abu Akleh: Le 13 mai 2022 annonce-t-il la fin de l’impunité d’Israël?
  • Le 13 mai, lors des obsèques de la journaliste Shireen Abu Akleh, des millions de personnes dans le monde ont assisté à la démonstration d’une barbarie
  • Les États-Unis, l’UE et l’ONU ont exprimé leur «consternation» et exigé toute la transparence dans l’enquête

À la barbarie des Russes en Ukraine, le monde «libre» a opposé la «civilisation», celle à laquelle la Russie, la Chine, l’Afrique et le monde arabe seraient complétement étrangers… Et voilà que, le 13 mai, lors des obsèques de la journaliste Shireen Abu Akleh, des millions de personnes dans le monde ont assisté à la démonstration d’une barbarie qui n’est due à aucune de ces régions du monde.

Si je devais parler en mon nom, je dirais: je peux oublier toutes les «Boutcha» de mon enfance algérienne, celles d’Ukraine et même celles de Gaza, mais pas cette scène-là: une journaliste intègre assassinée et «poursuivie» même dans sa mort! Cette scène, où les porteurs du cercueil, tabassés par des soldats de l’armée israélienne («la plus morale du monde», comme chacun sait), eurent du mal à en éviter la chute, cette scène-là, jamais je ne l’oublierai car, dans mon esprit, elle dit toute l’inhumanité des agresseurs, celle qui dure depuis soixante-quatorze ans.

Bien sûr, les États-Unis, l’UE et l’ONU ont exprimé leur «consternation» et exigé toute la transparence dans l’enquête, mais cela n’a pas empêché les ambassadeurs d’Israël de tout expliquer par les «activités antiterroristes»… Oui, lors de ces funérailles, ce sont des hordes que l’on a vues s’acharner contre des porteurs de cercueil! Qui sont donc les Barbares: les Palestiniens qui se battent pour conserver leur terre ou les Israéliens qui, eux, se battent pour la réduire encore et encore?

Une cible… bien «en vue»

Shatha Hanaysha, collaboratrice de Middle East Eye, faisait partie d’un groupe de sept journalistes, parmi lesquels Shireen Abu Akleh, lorsqu’ils ont été pris par les tirs des snipers israéliens: «On s’est montrés de manière visible aux soldats stationnés à quelques centaines de mètres de nous. On est restés immobiles pendant une dizaine de minutes pour s’assurer qu’ils savaient qu’on était journalistes. Puisqu’aucun tir de sommation n’avait été tiré en notre direction, on s’est avancés vers le camp. Soudain, on a entendu le premier tir» (1). C’est donc ce tir qui cibla la journaliste de la chaîne Al-Jazeera.

Shireen Abu Akleh est ainsi morte, assassinée d’une balle qui lui était destinée. Son confrère, Ali al-Samoudi, touché d’une balle dans le dos, a affirmé à sa sortie de l’hôpital Saint-Joseph qu’aucun tireur palestinien n’était présent: «Les journalistes étaient munis de leurs appareils et vêtus de gilets pare-balles sur lesquels le mot "presse" était apparent», avant de préciser qu’il n’y avait aucun passant dans la rue, qu’il n’y a pas eu d’échange de tirs et qu’aucune pierre n’a même été lancée en direction des troupes: «Ils (les soldats israéliens) ont soudainement ouvert le feu (…). Ils ne nous ont pas demandé de partir et ils ne nous ont pas demandé de nous arrêter. Ils ont tiré sur nous. Une balle m’a touché et une autre a touché Shireen» (2).

Des enfants palestiniens portent des bougies et des photos de Shireen Abu Akleh, journaliste d’Al-Jazeera (Photo AP/Arab News).

«La Palestine n’est pas l’Ukraine et Israël n’est pas la Russie»

«Le paysage défie toute description. Une incarnation de l’horreur, une vision d’après-ouragan. Des maisons détruites, totalement ou partiellement, des débris de béton et de fer, des fils électriques entremêlés. Des voitures pulvérisées par les chars ou les missiles ajoutent une dimension barbare à cet effrayant spectacle. Une odeur âpre de cadavres flotte sur les décombres. Rien ne demeure des infrastructures» (3).

Marioupol ou Kharkiv, mai 2022? C’est bien un mois de mai, mais de l’an 2002: il y a tout juste vingt ans. Et ce n’est ni Marioupol ni Kharkiv, encore moins Boutcha: c’était, déjà, Jénine, en Cisjordanie, oui!... Normal que vous n’en ayez rien su: les chaînes d’information en continu, qui ne ratent rien de ce qui se passe dans le monde, ces chaînes n’y étaient pas, n’avaient pas à y être, du reste: ni envoyés spéciaux ni caméras, donc. Quelqu’un nous l’a bien dit: «La Palestine n’est pas l’Ukraine, et Israël n’est pas la Russie» (4).

Une fois admise et assimilée, cette loi qui fonde l’information au pays de Voltaire, plus rien ne vous étonnera. Et surtout pas le traitement médiatique de l’assassinat de Shireen Abu Akleh: moins d’une minute sur LCI, et c’était déjà trop! C’est ce que j’ai voulu dire la semaine dernière, dans un tweet à la chaîne, sous forme d’une brève de dialogue imaginaire:

Shireen Abu Akleh (Photo fournie).

Depuis l’année 2000, ce sont 30 journalistes qui auront été tués à Gaza, Jérusalem-Est et en Cisjordanie, par l’armée israélienne. Un mois avant la mort de Shireen Abu Akleh, 20 jeunes Palestiniens et Palestiniennes ont été assassinés.

Assassinats ciblés, bombardements sans nombre sur Gaza, emprisonnement de mineurs, tortures: voilà donc une démocratie, la seule de la région, qui, avec son armée, «la plus morale du monde», pratique l’innommable sans que ladite «Communauté internationale» ne s’en émeuve outre mesure. Voilà un pays qui pratique l’apartheid, dénoncé non pas par les États démocratiques mais de l’intérieur même d’Israël par un journal, Haaretz, des journalistes comme Gideon Lévy et Amira Haas, ou des associations qui, à l’exemple de B’Tselem, sauvent le peu d’honneur qui reste attaché au nom de l’État d’Israël…   

S’il faut citer un témoignage résumant d’une façon édifiante les réactions à cet assassinat et aux violences de la police israélienne, je citerai celui de Georges Gumpel, connu pour avoir fait partie des nombreux enfants juifs cachés en Haute-Loire pendant la Seconde Guerre mondiale – et aujourd’hui, à 85 ans, porte-parole de l'Union juive française pour la paix (UJFP). Ce qu’il a écrit, après avoir vu les images insoutenables des agressions aux funérailles de la journaliste palestino-américaine, restera à jamais comme une trace de l’humanisme qui fit et qui fait la grandeur du judaïsme hors de la sphère politique qui gère Israël depuis sa création. Écoutons-le, religieusement, dirai-je: 

«Après le meurtre de Shireen Abu Akleh et les violentes attaques de la police israélienne au cours de ses funérailles à Jérusalem-Est, que reste-t-il de ma condition juive? 

«Les notions traditionnelles que nous employons pour dénoncer la politique israélienne, que ce soit celle d’apartheid, celle d’occupation, celle de colonisation, celle de crimes de guerre ou, celle de crimes contre l’Humanité n’ont plus sens après ce qu’il s’est passé dans la cour de l’hôpital Saint-Joseph à Jérusalem. Elles ne relèvent pas de poursuites devant la Justice internationale. Cette bestialité sans nom n’est inscrite dans aucun traité international, n’est pas nommée dans le Statut de Rome» (5).

Les funérailles de Shireen: un point de non-retour?

Quand j’évoque mon enfance et mon adolescence algériennes, c’est qu’il y a de quoi faire un parallèle historique. Ma ville natale, Guelma, fut, avec Sétif et Kherrata, victime des «Massacres du mai 1945» (6). Après tout un mois de répression, un officier de la France coloniale, le général Duval, «lui-même maître d’œuvre de la répression» (7), avertira son gouvernement en ces termes, restés célèbres: «Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable». Et, en effet, neuf ans après, le 1er novembre 1954, ce sera le déclenchement de la guerre d’Indépendance qui allait durer près de huit ans (1954-1962).

D’où ma question: l’assassinat de Shireen Abu Akleh, et les violences des forces israéliennes lors des funérailles auront-ils le même sens et le même effet que les massacres de mai 1945 en Algérie? Le choc qui secoue encore aujourd’hui l’opinion publique mondiale, même dans sa partie prosioniste, sera-t-il de nature à forcer ladite «Communauté internationale», jusque-là frileuse et pusillanime, à faire enfin montre de réalisme et de justice, justice qu’elle n’a jamais témoignée au peuple palestinien, et ainsi sonner le glas pour l’impunité accordée sans réserve à l’État d’Israël? Et avant même les dix ans prédits par le général Duval pour l’Algérie… Si l’on osait l’extrapolation, on pourrait alors dire que la mort de Shireen Abu Akleh, au grand dam de ses bourreaux, servira à imposer au monde dit «libre» la fin de l’impunité qu’il accorde depuis sa création et sans réserve à Israël.

(1) Mort de Shireen Abu Akleh: les vidéos et la géolocalisation réfutent les allégations israéliennes (https://www.middleeasteye.net/fr/user/18036).
(2) Reuters, 11 mai 2022.
(3) Amnon Kapeliouk, La Palestine à feu et à sang: Jénine, enquête sur un crime de guerre dans Le Monde diplomatique, mai 2022.
(4) Issa Khallaf: L’Ukraine n’est pas la Palestine et la Russie n’est pas Israël: https://www.chroniquepalestine.com/lukraine-nest-pas-la-palestine-et-la-russie-nest-pas-israel/
(5) https://ujfp.org/apres-le-meurtre-de-shireen-abu-akleh-et-les-violentes-attaques-de-la-police-israelienne-au-cours-de-ses-funerailles-a-jerusalem-est/
(6) Le 8 mai 1945 et la presse française de l’époque (https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/le-8-mai-1945-a-guelma-et-la-presse-francaise-de-l-epoque-80844
(7) Mohamed Harbi, historien, La guerre d’Algérie a commencé à Sétif (Le Monde diplomatique, mai 2005).

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

Twitter: @SGuemriche

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.