Si l'on demandait aux jeunes Arabes quelles étaient leurs ambitions d'avenir, la plupart parleraient de leurs attentes en matière de changements fondamentaux dans la politique et la gouvernance, de la protection des droits humains, du développement économique et d'un désir de paix durable dans les points chauds de la région, pour n'en citer que quelques-unes.
Dans l'esprit des jeunes de la région, les déficits structurels dans un certain nombre de secteurs, en particulier dans la santé et l'éducation, empêchent continuellement les progrès vers l'amélioration de leur vie ou de leurs moyens de subsistance et, par extension, les conditions économiques, politiques et sociales dans la région arabe dans son ensemble.
Il s'agit là d'un réquisitoire frappant contre le fossé grandissant entre les promesses de changement des régimes successifs et une triste réalité presque universelle: un cycle asphyxiant qui commence par le manque d’accessibilité, l’absence de priorité et le sous-financement de l'éducation, qui contribuent à un chômage des jeunes à deux chiffres ainsi qu'à la précarité, toutes générations confondues, et aboutissent en fin de compte au fait que les membres de la population la plus nombreuse de la région sont confrontés à un sombre avenir.
Si le monde arabe veut réussir à transformer un paysage marqué par des décennies d'échecs passés et la conflagration de crises qui menacent aujourd’hui de l'engloutir, la clé réside dans la réforme de l'éducation, l'intégration et la participation d’une jeunesse désabusée.
Cela est absolument vital dans des pays comme l'Algérie, la Tunisie, la Libye et le Liban, qui sont aux prises avec des problèmes multiples qui vont en s’aggravant, dus en partie à des opérations ayant échoué à remédier à des systèmes éducatifs défaillants.
En Tunisie, par exemple, la tendance des priorités parmi les jeunes est une orientation vers la recherche de réformes économiques, loin du malaise politique actuel, pour infléchir la dégradation des conditions actuelles et transformer la population en membres actifs et utiles à la société.
Cependant, l'accent mis sur les questions économiques, bien que nécessaires de toute urgence, éclipse les graves problèmes du système éducatif tunisien, autrefois considéré comme l'un des meilleurs du monde arabe.
Pendant des décennies, les autorités tunisiennes ont investi de manière substantielle dans l'éducation, créant un précieux capital humain qui distinguait ce pays d'Afrique du Nord de ses homologues régionaux, et offrait à ses citoyens des opportunités uniques de possibilités d’avancement.
Malheureusement, l'état actuel du système éducatif du pays est bien loin de cet âge d’or des mesures, encore et toujours saluées, du président Habib Bourguiba visant à créer une force de travail postcoloniale instruite et responsable en promouvant un programme d'éducation intégratif, mixte, bilingue et laïc, privilégiant la qualité plutôt que la quantité.
Malgré une faiblesse des inscriptions au niveau universitaire, la plupart des diplômés du secondaire avaient accès à une formation professionnelle et technique de qualité qui les préparait à participer à l'économie.
Plus important encore, le programme de Bourguiba visait à prévenir une tendance régionale inquiétante dans laquelle l'éducation devenait de plus en plus un outil visant à recueillir allégeance et légitimité en transformant le système en un programme de récompenses clientélistes. Former les jeunes esprits avec une pédagogie rigide teintée de propagande nationaliste, de dogmes et de discours d'exclusion a aidé à écarter toute «menace» de discussion ou de critique des personnes au pouvoir dans la plupart des sociétés arabes postcoloniales. En tout état de cause, les programmes mettant l'accent sur l'apprentissage machinal, la mémorisation et l'acceptation des vérités absolues finiront par causer des ravages en produisant des classes diplômées mal équipées pour s'engager dans un monde ayant déjà changé, et toujours en évolution.
Si les dirigeants tunisiens ne parviennent pas à faire face à la hausse continue du taux d'abandon scolaire, ce pays en difficulté risque de perdre l'un de ses principaux atouts ainsi que la clé pour stimuler le potentiel de sa jeunesse.
Hafed al-Ghwell
Le système de Bourguiba a fonctionné – il a relevé le niveau d’instruction de la Tunisie tout en renforçant sa force de travail et ses classes professionnelles émergentes. En investissant un cinquième du budget public dans l'éducation, le pays, contrairement à ses homologues, investissait dans l'avenir et améliorait son image et sa compétitivité. Cependant, pour que la Tunisie puisse récolter les bénéfices d'un système organisé avec autant d’attention, il fallait une vigilance, une adaptation et un sens des priorités continus – ce que le successeur de Bourguiba, Zine el-Abidine Ben Ali, n'était pas disposé à faire.
Dans de vaines tentatives d'associer le régime de l'ère Ben Ali aux succès notables d'un système éducatif évolutif, laïc et moderne, ainsi que pour camoufler la hausse du taux d'abandon scolaire, les universités ont abaissé leurs critères d'admission et rehaussé leurs attestations de diplômes. Cette initiative a inondé le marché du travail tunisien de demandeurs d'emploi diplômés qui n'avaient pas les connaissances, les compétences et les qualifications requises pour occuper des postes en diminution rapide.
Aujourd'hui, près de 80% des Tunisiens sont insatisfaits du niveau d’instruction dans le pays, une proportion plus élevée que dans tout autre pays d'Afrique du Nord, y compris la Libye déchirée par la guerre. Ces statistiques ne sont pas surprenantes, étant donné que la Tunisie se classe parmi les cinq derniers sur 70 pays en termes de résultats d’apprentissage en sciences, en lecture, en mathématiques et en résolution collective des problèmes.
En fait, près des deux tiers des diplômés du secondaire dans le pays sont à peine capables d'atteindre les résultats minimaux requis pour une collaboration au sein d’une société moderne. De plus, dans une étude, la Tunisie s'est classée parmi les trois derniers sur 50 pays, sur la base d'évaluations de rendement des élèves au cours de leurs années de formation, ce qui a conduir des universitaires, des analystes et des éducateurs à tirer la sonnette d’alarme concernant de graves lacunes dans les programmes éducatifs de base.
Actuellement, seuls 25% des diplômés universitaires tunisiens ont accès à une sorte d'emploi. Les autres doivent faire face à la terrifiante réalité du fait qu'ils ont acquis une instruction pour des emplois qui n'existent tout simplement pas et n'existeront probablement jamais. Pire encore, les diplômés des établissements d'enseignement supérieur tunisiens auraient plus de mal à trouver un emploi que ceux n’ayant pas de diplôme.
La négligence continue du système éducatif et le manque d'interventions ciblées pour remédier au décalage entre les résultats scolaires et les perspectives d'emploi ont déjà conduit à une fuite des cerveaux les plus qualifiés et les plus brillants de Tunisie, en quête d'un emploi ailleurs. En outre, les idéaux ambitieux des quelques personnes encore capables d'accéder à un enseignement privé de qualité et d'en profiter ont tendance à masquer la manière dont les carences politiques des années 1990 sont devenues un fardeau coûteux, contribuant à l'accroissement des inégalités.
Si, ou quand, les élites de Tunis parviennent à remédier au système éducatif défaillant, la priorité doit être de ressusciter l'héritage de Bourguiba et de rétablir les programmes étendus, audacieux, évolutifs et laïcs qui prônaient la tolérance, encourageaient le débat et cherchaient à transformer la jeunesse tunisienne en adultes ouverts et avisés. Au-delà de la lutte contre un manque de formation croissant, toutes les solutions potentielles à cette crise ne sont viables que si elles reconnaissent à quel point l'état de l'éducation en Tunisie est un sous-produit d'une économie stagnante qui peine actuellement à avancer au milieu de la pandémie.
En d'autres termes, outre la mise à jour des programmes d'études et la correction de la répartition géographique inéquitable des écoles (qui favorise le Grand Tunis et la côte méditerranéenne), le gouvernement doit également remédier au fait que les diplômes proposés ne sont plus en phase avec les réalités socio-économiques postérieures à 2011 ou les exigences du marché du travail tunisien.
La plupart des diplômés de l’après-révolution ont tendance à chercher un emploi dans le secteur public, bien qu'ils possèdent des qualifications spécialisées mieux adaptées au secteur privé, ce qui est essentiel pour relancer l'emploi, à condition que le gouvernement encourage une telle réorientation, par exemple en gelant son propre recrutement.
Ce «cancer» et ses symptômes sont évidents non seulement pour les Tunisiens mais également pour les observateurs externes. De nombreuses études ont été publiées comprenant des propositions décrivant les moyens par lesquels le gouvernement peut réagir en temps opportun pour anticiper l’instabilité connue qui précède les troubles généralisés.
De plus en plus, un secteur de l'éducation perturbé et un gouvernement préoccupé par des troubles essentiellement politiques ont paralysé l'instruction en Tunisie, à la fois pour ceux qui peuvent se la permettre, à grands frais, et pour ceux qui ne peuvent le faire et n'y voient plus d’intérêt.
Si les dirigeants tunisiens ne parviennent pas à s'attaquer à ces tendances préoccupantes, notamment l'augmentation continue du taux d'abandon scolaire, ce pays en difficulté risque de perdre l'un de ses principaux atouts ainsi que la clé pour stimuler le potentiel de sa jeunesse.
Hafed Al-Ghwell est chercheur principal au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies.
TWITTER: @HafedAlGhwell
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique sont personnelles et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.