LONDRES : De nombreux artistes voient dans le montage final d'une exposition, le couronnement de plusieurs mois ou années de travail – pour plusieurs, c’est le moment où leur implication dans le processus artistique prend fin.
Mais pour l'artiste égyptienne Heba Amin, en dévoilant sa première exposition individuelle au Royaume-Uni, son travail ne fait que commencer. L'exposition intitulée « When I see the future, I close my eyes » (Quand je vois l'avenir, je ferme les yeux) se tient jusqu'à la fin mars 2021 à la galerie Mosaic Rooms à Londres. Elle comprend une série de projets en cours qui présentent le regard de l'artiste, basée à Berlin, sur la manière dont la technologie s'engage dans la société au sens politique et géographique.
« L'aspect le plus passionnant de cette exposition est que le conservateur d’art Anthony Downey et moi-même explorons comment nous servir de l'exposition pour développer des connaissances, en coopérant avec les autres. Mon travail est très intense en matière de recherche et nécessite une collaboration quant à la manière dont j'exploite le matériel » explique Mme Amin à Arab News. « Comment alors créer de nouveaux contenus, en mettant en avant des questions ou des idées qui seront développées tout au long de l'exposition, plutôt que de les présenter dans un format statique et fini » ?
Sa première exposition individuelle au Royaume-Uni, « When I see the future, I close my eyes» (Quand je vois l'avenir, je ferme les yeux), se tient à la galerie Mosaic Rooms à Londres jusqu'en mars 2021. (Photo fournie)
Les œuvres de Heba Amin sont connues pour les recherches approfondies et détaillées portant sur la manière dont la société contemporaine utilise les outils technologiques ainsi que sur l'évolution des hiérarchies et des dynamiques de pouvoir qui y sont associées, en particulier au Moyen-Orient. L’exposition « When I see the future... » était prévue pour le mois de mai 2020 et constitue le noyau d'un vaste programme d'événements, qui se dérouleront au cours des six prochains mois.
« Plusieurs événements sont organisés presque chaque semaine, notamment des tables rondes, des conférences, des projections de films en podcast, des lancements de livres et de revues, et bien d'autres encore »", explique Mme Amin. La pandémie de Covid-19, qui a repoussé le lancement, a influencé le déroulement de certains de ces événements. Elle joue, certes, un rôle dans l'interactivité permanente qui caractérise l'exposition.
« Nous examinons comment les évènements dans le monde numérique sont projetés différemment dans le monde réel », explique-t-elle. « Donc, au lieu de considérer cette situation - d'avoir à faire des choses à distance - comme une contrainte, nous l'adoptons, pour voir comment cette voie nous permettra d’aller de l'avant. Nous essayons de nous concentrer conceptuellement sur les outils technologiques, non seulement parce que nous en avons besoin, mais aussi pour voir où ils nous mèneront réellement ».
L'une des œuvres de l'exposition, « La Cigogne du Général », est un projet frappant portant sur le thème de la surveillance.
Il faut donc placer certains de ces outils dans un contexte historique - caractéristique du travail de Mme Amin - et se pencher sur des exemples où ces dispositifs et capacités, qui encouragent aujourd'hui la communication pendant le confinement mondial, jouent un rôle plus problématique.
« Parmi mes œuvres, un projet intitulé « Project Speak2Tweet ». Il traite de la coupure de l'internet durant les premiers jours de la révolution égyptienne en 2011. Il évoque la manière dont ces outils - qui étaient alors présentés comme un moyen démocratique d'émancipation - ont été utilisés contre nous », explique Mme Amin. L'idée que ces technologies n'ont peut-être pas été à la hauteur des attentes initiales et utopiques est également explorée dans une autre œuvre de l'exposition, « Operation Sunken Sea ». Mme Amin y apparait comme un dictateur derrière un quasi-schéma de drainage de la mer Méditerranée, dans une vision à la limite du surréalisme. Cette œuvre montre comment la technologie peut cacher une dépendance derrière le masque d'un langage et d'une rhétorique.
« Le regard utopique que nous avons à l’égard de la technologie n'a guère changé en 150 ans », dit Mme Amin. « A travers les restrictions qui nous sont imposées en raison de la pandémie, je réfléchis à l'endroit où la dynamique du pouvoir est ancrée dans les technologies dont nous sommes dépendants. Comment pouvons-nous en parler alors que nous nous trouvons plongés dans cette situation ? »
« La Cigogne du Général », projet frappant sur le thème de la surveillance, raconte l'histoire remarquable – mais vraie – d'un oiseau migrateur détenu par les autorités égyptiennes pour espionnage en 2013.
Selon Mme Amin, « cette œuvre aborde le développement de la guerre des drones avec le Moyen-Orient en toile de fond, et la façon dont ces oiseaux motorisés sont utilisés pour surveiller les citoyens partout dans le monde. « Dans la période d'hystérie et de panique où nous vivions, la pandémie vient justifier davantage le recours à ces technologies».
Lors d'un entretien vidéo, Mme Amin a accordé plus d’envergure à l'exploration de ces technologies. Pour elle, « nous sommes devenus si dépendants des plateformes en ligne dans le domaine de l'éducation. Les universités et les écoles proposent des cours via des services qui contrôlent en fin de compte la manière dont nous transmettons l'information. Que se passe-t-il lorsque nous sommes surveillés par ces plateformes et quand on nous dit ce que nous pouvons et ne pouvons pas enseigner, et de quelle manière ? À qui cela sert-il ? »
Les trois œuvres présentées dans le cadre de l'exposition « When I see the future... » mettent en évidence la curiosité intense qui se manifeste dans les propos de Mme Amin. Une curiosité qu'elle conserve de son enfance en Égypte. « Dès mon plus jeune âge, je me posais des questions avec un certain scepticisme », se souvient-elle. « L'éducation artistique a vraiment aiguisé et développé ces compétences ».
« As Birds Flying » (2016) est une réplique au récit des médias en Egypte qui a fait d'un oiseau un symbole de la paranoïa de l'Etat. (Photo fournie)
Heba Amin a été soutenue par sa famille qui l'a encouragée à s'exprimer. Elle s'est installée dans le Minnesota pour y obtenir une licence en art de studio, et est restée active sur le plan académique parallèlement à son travail. Mme Amin enseigne actuellement au Bard College de Berlin, est titulaire d'une bourse de doctorat en histoire de l'art à la Freie Universität et d'une bourse Field of Vision à New York. Elle est également conservatrice d'arts visuels à la Mizna de Minneapolis, co-commissaire du programme de résidence biennal avec l'association italienne Ramdom et co-fondatrice du Black Athena Collective - un projet d'art et de recherche qui explore la manière dont la pratique artistique documente l'histoire.
Mme Amin vit et travaille actuellement à Berlin, une ville qui, selon elle, permet le genre d'expérimentation artistique que des villes comme New York ou Londres ne pourraient pas offrir. C'est aussi un endroit qui attire beaucoup de talents expatriés en provenance du monde arabe.
« En raison de toutes ces révolutions ratées, une grande partie de la scène intellectuelle et artistique arabe s'est installée ici », explique-t-elle. « Cette situation comporte quelque chose d'incroyablement triste, mais, dans ces circonstances, nous utilisons cet espace pour refaire nos vies et continuer à nous battre pour défendre nos idées ».
Heba Amin
Elle est fascinée par un autre exemple d'une dualité. Alors que l'exposition « When I see the future... » continue de grandir et d'évoluer, Mme Amin est ravie des possibilités qu’offre le discours de son exposition, auprès du public de Londres et du monde entier.
« C'est une opportunité si rare – d'engager mon travail dans le cadre d'un vaste programme public comme celui-ci – un programme que j'ai l'occasion de contribuer à façonner. De nouveaux travaux émergeront au cours des discussions et des événements. Nous publierons de nombreux documents, y compris des revues évaluées par des pairs ».
De plus, un sentiment de libération se dégage de l'installation finale, qui est tout sauf définitive. « Vers la fin du spectacle, il est possible que tout change. Et c'est excitant parce que ça me permet de faire mon propre spectacle », ajoute-t-elle. « Bien souvent, vous n'avez pas cette opportunité. Mes œuvres exposées, tout en étant entourées d’un show public qui ne fait que les développer davantage ? C'est très excitant ».
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com