TUNIS: Chacun, du chef de l’État et du président de l’Assemblée des représentants du peuple, rêve de se débarrasser de l’autre. Et fait tout pour y parvenir.
Les Tunisiens ont ces jours-ci l’impression de vivre le remake d’un mauvais film qu’ils ont déjà vu, celui du bras de fer ayant opposé feu le président Béji Caïd Essebsi à Youssef Chahed, qu’il avait fait roi en le nommant chef du gouvernement en août 2016. L’idylle entre les deux hommes avait pris fin à cause d’une querelle entre le fils spirituel de l’ancien président et son fils biologique, Hafedh Caïd Essebsi.
Quatre ans plus tard, les personnages ont changé, mais le paysage est le même: celui d’une véritable guerre fratricide opposant le président Kaïs Saïed au mouvement Ennahdha et, plus particulièrement, à son président, Rached Ghannouchi. Certes, les deux belligérants sont sur la même longueur d’ondes idéologique – conservatrice en l’occurrence. Le chef de l’État et les nahdhaouis sont favorables à l’application de la peine de mort et contre l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage.
En outre, le parti islamiste a essayé d’adouber le candidat Kaïs Saïed en appelant à voter pour lui lors du second tour de l’élection présidentielle. Malgré ce geste et leur proximité idéologique, le locataire du palais de Carthage et Ennahdha se livrent depuis quelques mois une lutte à mort. Deux volontés hégémoniques sont en train de s’affronter.
En effet, ni le président de la République ni celui de l’Assemblée ne sont satisfait du périmètre que leur accorde la Constitution et chacun d’eux fait tout pour l’élargir et augmenter ses prérogatives. Kaïs Saïed essaie depuis le début de grignoter celles du chef du gouvernement. Rached Ghannouchi s’emploie quant à lui, depuis qu’il a accédé à la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), à empiéter sur le terrain du chef de l’État dans le domaine diplomatique.
Le président du mouvement Ennahdha, qui a longtemps envisagé de se présenter à la dernière élection présidentielle d’octobre 2019 avant de se raviser et d’opter pour les législatives, se comporte comme un «chef de l’État bis».
Sous couvert de ce qu’il appelle la «diplomatie parlementaire», il a multiplié les initiatives dans ce domaine, en particulier dans deux dossiers très sensibles pour la Tunisie à propos desquels il a pris des initiatives fort critiquées: les relations avec la Turquie et la guerre civile en Libye.
Deux mois après son élection à la présidence de l’ARP, le 13 novembre 2019, M. Ghannouchi se rend en visite à Ankara pour y rencontrer le président Recep Tayyip Erdogan, provoquant une levée de boucliers au sein de la classe politique et de l’opinion publique non islamistes, qui lui dénient le droit de prendre une telle initiative en qualité de président de l’Assemblée. Et qui l’accusent de servir les intérêts de son parti plutôt que ceux de la Tunisie, comme le président du mouvement Ennahdha aime à la répéter.
Le mentor turc
En effet, M. Ghannouchi s’est rendu une première fois en Turquie près de deux semaines après la proclamation des résultats des législatives du 6 octobre 2019 et en pleine négociation pour la formation du nouveau gouvernement à l’initiative du parti islamiste, et une seconde fois quelques heures seulement après que celui-ci eut échoué à obtenir la confiance de l’ARP. Voilà qui permet à ses détracteurs d’accuser le président du mouvement Ennahdha d’être allé recueillir les «conseils» de son mentor turc.
La manière dont le président de l’ARP gère le dossier libyen est également problématique, car elle s’écarte de la neutralité qui caractérise la position officielle de la Tunisie.
Deux faits en témoignent: d’abord, l’absence de relations de la présidence du mouvement Ennahdha et de l’Assemblée avec l’est de la Libye, et notamment son vis-à-vis, Aguila Salah, président de la Chambre des représentants.
Ensuite, les félicitations adressées par M. Ghannouchi au chef du gouvernement de Tripoli, Fayez Al-Sarraj, après la reprise, le 18 mai 2020, de la base d’Al Wattia, près de la frontière tunisienne, par les forces gouvernementales libyennes, exprimant ainsi son soutien au camp pro-turc en Libye.
Il n’en fallait pas plus pour que Kaïs Saïed se mette en mode contre-attaque. Depuis juillet dernier, le chef de l’État multiplie les déclarations assassines – «Je suis le seul président», lance-t-il au début du mois de juillet à l’adresse de Rached Ghannouchi, mais sans le désigner nommément.
Surtout, Kaïs Saïed qui pousse à l’accélération de l’enquête judiciaire dans deux affaires embarrassantes pour le mouvement Ennahdha et ses dirigeants. Les assassinats, le 6 février et le 25 juillet 2015, de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux figures de l’opposition, dont les avocats en charge imputent la responsabilité au mouvement Ennahdha, qui la rejette.
S’y ajoute l’épisode de mars 2020, quand la voiture de fonction de M. Anouar Maarouf, alors ministre des Technologies de l’Information et de l’Économie numérique, – a été emboutie par sa fille, comme l’affirment plusieurs témoins, ou par son chauffeur, comme le soutient l’ex-membre du gouvernement.
Si M. Maarouf ne risque pas gros dans cette affaire, les autres dirigeants de son parti encourent la prison et même la dissolution de leur formation si les accusations d’implication dans les assassinats se confirment.
En riposte, les responsables nahdhaouis, leurs médias et ce que d’aucuns appellent leur «armée bleue», c’est-à-dire leurs relais sur les réseaux sociaux, ont depuis quelques semaines intensifié leurs attaques contre le président. Mais pas seulement.
Ennahdha et ses alliés – parmi lesquels le plus important est le parti Qalb Tounes («Au cœur de la Tunisie»), dont le président, M. Nabil Karoui, a récemment évoqué ce scénario – ont décidé d’accélérer la mise en place de la Cour constitutionnelle pour éventuellement lui soumettre une motion de censure visant à destituer Kaïs Saïed. L’ARP puis la Cour constitutionnelle devront voter cette motion à la majorité des deux tiers. Ce qui n’est pas gagné d’avance.
Or, si aucun des deux adversaires ne l’emporte, c’est la Tunisie qui risque de payer. La présente guéguerre pourrait empêcher le pays de se concentrer totalement sur le règlement de ses urgents problèmes économiques et sociaux. Et de reporter ses espoirs de déblocage sur les prochaines élections, en 2024.