PARIS: Au sous-sol de l’Institut du monde arabe (IMA), l’ocre des Lumières du Liban a laissé place au bleu de la Méditerranée avec l’exposition Son œil dans ma main, Algérie 1961-2019.
Pour cette exposition, Raymond Depardon a d’abord «ressorti des photos qui dormaient dans un tiroir». «C’était en 2018, en prévision du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie», explique le photographe français lors du vernissage presse, ajoutant qu’il avait «raté le cinquantenaire». L’occasion pour le photographe français de plonger dans ses archives pour en ressortir des photos d’Alger, en 1961, et des premières négociations pour mettre fin à la guerre d’Algérie, à Évian, au printemps 1961. «C’est une période dont on ne parle pas beaucoup», précise le photographe, véritable témoin du siècle. «Le référendum avait eu lieu, la sentence était tombée, l’Algérie allait être indépendante. Mais en attendant, la vie quotidienne continuait.» Pour la couvrir, Raymond Depardon est envoyé par son agence à Alger. Il a 19 ans. «À cette époque, les photographes ne voulaient plus aller en Algérie», se rappelle Depardon, «elle avait mauvaise réputation, car c’est l’Orient et il faut aller vite, les gens n’aiment pas beaucoup être pris en photo. Il y avait des risques d’attentat aussi. Je n’ai pas pu faire les photos que je voulais faire. Je n’étais pas amoureux de mes photos.»
En 2010, ses photos de la Ville blanche avaient déjà été publiées dans un livre, Un aller pour Alger, accompagnées d’un texte de Louis Gardel, un livre «franco-français». Pour le nouvel ouvrage, Raymond Depardon souhaite un regard de l’intérieur. Il demande alors à Claudine Nougaret, sa compagne depuis trente-cinq ans, ingénieure du son et désormais coréalisatrice de ses films: «Quel écrivain algérien pourrait écrire sur mes photos?»
Celle-ci pense à Kamel Daoud, «une voix algérienne rare et précieuse». «L’idée était effectivement de sortir du livre de rapatriés nostalgiques et de donner la parole aux Algériens sur ces photos. Et Kamel, par son engagement artistique, correspondait tout à fait à ces critères.»
Celui-ci envisage un temps de refuser, avant d’accepter. L’écrivain, né après l’indépendance de l’Algérie, ne se sent ni colonisé ni décolonisé. «L’Algérie est un produit dérivé de sa guerre de décolonisation», constate-t-il. «Je ne voulais pas encore une fois interpréter l’Histoire. Mon idée fut de regarder ces photos sans que je sois Algérien, Français, décolonisé, mais avec une liberté, car l’art est universel.»
Les deux hommes sont mis en contact par le biais de Barzakh, la maison d’édition de Kamel Daoud, à Alger. L’éditrice Selma Hellal suggère de publier un beau livre, un dialogue entre des textes inédits de l’écrivain et les photos «algériennes» de Raymond Depardon, en collaboration avec la maison d’édition indépendante marseillaise Images plurielles, spécialisée dans la photographie contemporaine. «La singularité de ce projet, c’est que ce sont deux maisons d’édition indépendantes qui portent deux géants de la création», explique-t-elle, «alors que l’édition française est menacée par une concentration accrue.» Le livre se déclinera ensuite en exposition, «grâce à l’intervention de Leïla Shahid qui rencontrera Jack Lang, pour donner une caisse de résonance puissante au livre».
Ainsi naît l’exposition, «dont l’idée a été amorcée depuis la périphérie», selon les termes de Selma Hellal. Quatre-vingts images, en noir et blanc, autant d’instants fugaces, saisis au vol, révélateurs d’une époque, et puis cinq textes inédits et des «comètes», des fulgurances, en écho aux photographies. Comme celle de cet homme, les jambes écartées, sur la corniche à Oran, «gardien d’une terre qui tangue».
Près de soixante ans après ses premières photos algériennes, Raymond Depardon est revenu à Alger puis à Oran, ville qu’il a arpentée avec Kamel Daoud, qui y vit. Dans un texte exposé, l’écrivain revient sur ses craintes: «Ce jour-là, errant avec lui dans le vieux quartier de Sidi el-Houari, je redoutais un peu la réaction des gens. Je vis Depardon sortir son appareil, cadrer sans hésitation. Il ne se passa rien. Depardon était vif, précis, pour fendre cette eau méfiante dans les yeux.» Claudine Nougaret, à leurs côtés dans leurs déambulations oranaises, «atténuait la distance, par sa présence et la façon directe dont elle s’adressait aux passants.»
Le dialogue se poursuit encore avec la projection d’un film inédit de Claudine Nougaret, Kamel et Raymond, en fin d’exposition, ultime témoignage de cette complicité entre ces deux hommes, et de cette fugue, cette digression, ce pas de côté, auquel ils invitent.
L’exposition, l’un des temps forts à l’IMA d’une année de Regards sur l’Algérie, est à voir jusqu’au 17 juillet 2022.