Ce n'est pas en ciblant des individus que l'on éliminera la menace de Daech

Joe Biden et Kamala Harris suivent le déroulement de l'opération antiterroriste durant laquelle Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi a été tué, le 3 février. (Wiki Commons)
Joe Biden et Kamala Harris suivent le déroulement de l'opération antiterroriste durant laquelle Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi a été tué, le 3 février. (Wiki Commons)
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Publié le Jeudi 10 février 2022

Ce n'est pas en ciblant des individus que l'on éliminera la menace de Daech

Ce n'est pas en ciblant des individus que l'on éliminera la menace de Daech
  • La mort d’Al-Qourachi ne changera pas vraiment la lutte contre Daech qui se poursuit
  • L'approche de Washington est trop souvent dictée par le désir de tuer des individus, et non de s'attaquer aux facteurs qui favorisent l'essor de groupes comme Daech

Le plus surprenant des faits qui ont entouré l'assassinat du deuxième chef de Daech au cours des trois dernières années, c'est que le nom d'Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi était inconnu du grand public. La première fois que la plupart des gens ont entendu son nom, c'est à l'annonce de sa mort la semaine dernière – il s'est fait exploser lors d'une opération spéciale des États-Unis dans le nord-ouest de la Syrie. Il n'était pas discret, mais plutôt inexistant. Pas de grands discours, pas de vidéos. Il se tenait dans l'ombre.

En revanche, son prédécesseur, Abou Bakr al-Baghdadi, s'était proclamé calife et il avait prononcé un sermon depuis la Grande Mosquée Al-Nouri de Mossoul. Les médias du monde, dans leur ensemble, cherchaient à connaître les détails de sa vie et de ses déplacements. Le président américain, Donald Trump, avait fêté sa mort en 2019. «Il est mort comme un chien», avait-il lancé.

Que l'opération spéciale de la semaine dernière se soit déroulée dans la province d'Idlib, à une quinzaine de kilomètres seulement de l'endroit où Al-Baghdadi est mort en 2019, constitue un autre élément surprenant. En effet, tout ceci soulève bien des questions qui restent sans réponse. Cette région du nord-ouest de la Syrie se trouve sous la coupe de Hayat Tahrir al-Cham, un groupe islamiste extrémiste rival qui combat Daech. Pour certains, cette situation démontre une certaine collaboration. Un argument plus raisonné avance que Daech a peu de marge de manœuvre en Syrie et qu'Idlib est l'une des rares régions où il peut agir à sa guise. Cette région abrite en effet un grand nombre de déplacés internes et elle offre sans doute la possibilité d'accueillir un étranger sans qu'il se fasse remarquer. La maison dans laquelle Al-Qourachi se cachait n’avait rien de particulier. Mais comment les États-Unis l'ont-ils repéré? Est-ce un membre de Daech qui a trahi son chef?

Jamais auparavant Al-Qourachi n'avait fait preuve de talents de dirigeant de premier ordre. En effet, certains leaders de groupes extrémistes possédaient un charisme extraordinaire, des compétences exceptionnelles en matière de communication ou une intelligence stratégique remarquable. Certains ont inspiré une grande loyauté à leurs subordonnés. Jusqu'en 2011, Oussama ben Laden était l'homme le plus recherché et sa tête mise à prix pour 25 millions de dollars (1 dollar = 0,87 euro). En éliminant un leader en apparence ordinaire, on risque de voir surgir un nouveau dirigeant encore plus inquiétant.

La mort de ce dirigeant ne changera pas vraiment la lutte contre Daech qui se poursuit. Le groupe n'a pas encore reconnu sa mort, et la plupart de ses fidèles gardent le silence. C'est lorsque les membres de Daech trouveront un candidat suffisamment qualifié qu'il sera remplacé. À l'instar de bien des chefs extrémistes, il aura probablement purgé une peine de prison, comme l'ont fait Al-Qourachi et Al-Baghdadi. Les deux hommes ont été détenus à Camp Bucca, une base américaine en Irak.

Daech poursuivra en outre ses attaques sans envisager la moindre accalmie. Mais comment peut-on mesurer la puissance de ce groupe en 2022? C’est un défi à relever. Si Daech s'est montré au grand jour entre 2013 et 2019, ses fidèles font désormais preuve d’une très grande discrétion, en dépit de la surveillance high-tech dont ils font l’objet.

Selon les estimations des Nations unies, Daech compte 10 000 combattants, mais ce chiffre reste imprécis. Daech représente aujourd'hui une plus grande menace. Morcelé en plusieurs cellules autonomes, il est désormais plus difficile à traquer. Il n'est pas dirigé par un commandement central. Si l'on se réfère aux opérations dont il a revendiqué la responsabilité, il a mené plus de 2 636 attaques dans 22 pays en 2021, ce qui représente près de 50 attaques par semaine. Il convient de se pencher sur le financement du groupe. La capture par les Irakiens, en octobre dernier, d'un important financier de Daech pourrait permettre d'obtenir des renseignements cruciaux.

Les fidèles de Daech poursuivent leurs activités en Syrie et en Irak. L'évasion de la prison de Ghwayran à Hassakeh le mois dernier a mis en évidence leur puissance. Les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes se plaignent du peu de soutien apporté par la communauté internationale – et elles n'ont pas tort. Elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour affronter la menace des milliers de combattants de Daech qui se trouvent dans plus de 20 prisons. L'évasion de la prison de Ghwayran ne sera pas la dernière tentative de Daech. Par ailleurs, les FDS sont tenues de garder le contrôle du camp d'Al-Hol abritant 62 000 membres de familles de Daech. D'autres pays peuvent et doivent assumer leur part de responsabilité en prenant en charge leurs propres ressortissants. Comme dans le passé, Daech mène ses attaques plus souvent en Irak que dans n'importe quel autre pays.

Daech est également bien implanté dans le Nord-Sinaï, mais il n'y a mené aucune offensive importante depuis 2019. En Libye, il a perdu de sa puissance, tandis qu'au Yémen, il a combattu Al-Qaïda en 2018 et 2019.

La région qui suscite le plus d'inquiétude est l'Asie centrale, et plus particulièrement l'Afghanistan. Ici, le mouvement Daech au Khorassan a profité avec reconnaissance du départ des troupes américaines et de la prise de pouvoir par les talibans. Il a violemment bombardé l'aéroport de Kaboul en août dernier, alors que les forces américaines et leurs alliés évacuaient les lieux.

Dans différentes régions d'Afrique, la menace des combattants de Daech ne cesse de croître. Sa branche d'Afrique de l'Ouest est particulièrement active, à l'instar de son affilié au Sahel. Les attaques de Daech au Mozambique laissent à penser qu'il a même un pied en Afrique australe.

De nombreux régimes ne souhaitent pas voir Daech s'effondrer. Prenons l'exemple du président syrien, Bachar al-Assad. Il a attisé l'insurrection des islamistes contre son régime en libérant des extrémistes de la prison de Saidnaya en 2011. La menace des islamistes tapie dans l'ombre profite au régime syrien, ils voient donc en Daech un ennemi utile.

La mort d'Al-Qourachi ne changera pas vraiment le cours de la lutte contre le groupe terroriste.

Le nombre d'attentats en Europe et en Amérique du Nord a considérablement baissé ces derniers temps. On peut supposer que le groupe poursuit une stratégie consistant à viser les pays à majorité musulmane. Mais les terroristes présents dans ces pays, inspirés par Daech et Al-Qaïda et prêts à commettre des attaques isolées, constituent toujours une menace.

Les principaux dirigeants veulent éradiquer les groupes terroristes tels que Daech. Le président Joe Biden a présenté l'opération contre Al-Qourachi comme une importante victoire pour les États-Unis et il espère qu'elle lui permettra de bénéficier de davantage de voix dans les urnes. Cependant, l'approche de Washington est trop souvent dictée par le désir de tuer des individus, et non de s'attaquer aux facteurs qui favorisent l'essor de groupes comme Daech. Il s'agit là de la principale faille dans les stratégies américaines et européennes.

Les mécontentements des populations locales et les lacunes des gouvernements alimentent les filiales de Daech et Al-Qaïda. Ces groupes se nourrissent du vaste sentiment de désenchantement qui règne en Irak, en Syrie, en Afrique de l'Ouest, au Sahel et en Afghanistan. Force est de constater que peu d'initiatives significatives ont été prises pour remédier à cette situation et les États-Unis, en se retirant d'Afghanistan, ont montré qu'ils avaient baissé les bras. Des millions de personnes se sentent abandonnées et sans espoir. Cette situation offrira donc aux extrémistes la chance de recruter des milliers d'adeptes et de pouvoir ainsi survivre. Trouver un nouveau leader ne fait pas partie des défis qui tourmentent Daech.

 

Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (Caabu), basé à Londres.

TWITTER : @Doylech

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.