TUNIS : Huit ans après la crise de l’été 2013, la Tunisie replonge dans une guerre sans merci entre une coalition menée par Ennahdha, et le président Kaïs Saïed. Alors qu’en même temps sa situation continue de se dégrader sur les tous plans, avec à l’horizon une possible explosion sociale XXL.
Durant l’année 2021, les Tunisiens ont été tiraillés entre des sentiments contradictoires. D’un côté, joie et fierté, procurées notamment par les sportifs qui ont remporté, en 2021, de nombreux succès régionaux – à l’échelle arabe et africaine – et internationaux. La moisson du seul mois de décembre 2021 est impressionnante. Ghofrane Belkhir a remporté le 9 deux médailles d’or aux championnats du monde d’haltérophilie à Tachkent. Le 16, Ons Jabeur, première tenniswoman arabe entrée cette année dans le top ten (10e) du classement de la Women's Tennis Association (WTA), est également devenue la première joueuse arabe à jouer et à remporter le championnat du monde de tennis de Mubadala (MWTC) d’Abu Dhabi. Cinq jours plus tard, le nageur Ahmed Hafnaoui, champion olympique du 400 m nage libre en juillet dernier, est devenu vice-champion du monde du 1500 m, battant au passage les records d’Afrique de cette distance et du 800 m.
Déception et colère, d’autre part, ont été plus souvent le lot quotidien des Tunisiens, parce que leur situation et celle de leur pays n’a jamais été aussi difficile, sur tous les plans, qu’en 2021. Un chiffre suffit pour le prouver. Alors que le taux de pauvreté avait baissé de 25,4% en 2000 à 15,2% en 2015, la Banque mondiale s’attend à voir la proportion des personnes pauvres et des vulnérables augmenter de 16,7 à 20,1% de la population totale, estimée à 11,7 millions d’habitants.
Et si la pandémie de Covid-19 a aggravé les conditions de vie des Tunisiens, ces dernières ont commencé à se détériorer depuis bien plus longtemps. En 2018 déjà, l’Institut national de la statistique estimait la baisse du niveau de vie à 40%. Et ce n’est pas peut être fini.
En effet, surendetté – la dette était estimée à 99,3 milliards de dinars en juin dernier et pourrait passer à 109 milliards de dinars à la fin de cette année – et peinant à boucler les budgets de 2021 et 2022, l’État risque de tomber à tout moment en cessation de paiement, ce qui plongerait plus de 600 000 personnes dans les affres de la pauvreté.
Les Tunisiens – dont un nombre de plus en plus grand regrette les années Ben Ali – tiennent les politiques pour seuls responsables de cette situation. Car ces derniers ont omis de s’atteler à régler les vrais problèmes du pays et passé le plus clair de leur temps à se disputer le pouvoir et ses avantages.
De fait, la vie politique tunisienne se résume depuis 2011 à une lutte continue et sans merci entre pouvoir et opposition, et partis opposés politiquement et idéologiquement. Cet affrontement a connu deux pics, en 2013 et en 2021.
En 2013, le bras de fer a été provoqué par l’assassinat de deux figures de la gauche et du nationalisme, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Il avait vu s’affronter deux camps opposés politiquement et idéologiquement, la Troïka menée par Ennahdha et une coalition de partis conduite par le futur président Béji Caïd Essebsi.
Aujourd’hui, la ligne de fracture passe entre le parti islamiste de Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), allié à des formations et des personnalités venant d’horizons divers, et le président Kaïs Saïed, qui joue le peuple contre l’élite. Pourtant, le parti islamiste et le président appartiennent à la même famille idéologique, l’islam conservateur.
L’élite politique ayant perdu toute crédibilité, bon nombre de Tunisiens se sont jetés dans les bras d’un nouvel acteur dont la présence dans la vie politique a fortement augmenté au cours des deux dernières années: le populisme. Ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui, mais il s’est accentué au cours des deux dernières années, plus particulièrement depuis le coup de force par lequel le président Saïed a écarté du pouvoir la coalition menée par Ennahdha.
Il est apparu en Tunisie au lendemain du 14 janvier 2011 et son étendard a été porté successivement par plusieurs personnalités. Le premier fut Mohamed Hechmi Hamdi, ancien cadre du mouvement Ennahdha, qui, lors de la campagne pour les élections de l’Assemblée nationale constituante, le 23 octobre 2011, promet monts et merveilles aux Tunisiens, notamment les soins gratuits pour tous, une prime aux 500 000 chômeurs, le transport gratuit pour les plus de 65 ans…
En 2021, les figures les plus en vue du populisme ont été Abir Moussi et le président Saïed. Mais, contrairement à la présidente du PDL qui combat spécifiquement l’intégrisme et veut l’exclure du jeu politique, c’est tout le système politique traditionnel actuel instauré par la Constitution de 2014 que le chef de l’État tunisien veut démanteler. À la place, il veut mettre en place un régime des «masses», semblable à celui de la «République des masses» (Jamahiriya) de Mouammar Kadhafi.
Marginalisé jusqu’au 24 juillet 2021 du fait d’une Constitution qui accorde les plus larges prérogatives au chef du gouvernement, le président a changé la donne le 25 juillet en suspendant le Parlement puis en s’octroyant le 22 septembre tous les pouvoirs exécutifs et législatifs, et pour une année encore (puisque le chef de l’État a annoncé la tenue d’élections législatives le 17 décembre 2022).
À cause de l’incurie, de l’incompétence et de l’égoïsme de la classe politique – l’ancien chef du gouvernement Habib Essid a dit qu’elle a pour seul objectif l’enrichissement et l’accès à la notabilité –, le ras-le-bol est quasi général parmi les Tunisiens. En effet, d’après le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le nombre de mouvements de protestation a fait un bond de près de 25% passant de 8 729 en 2020 à 10 722 durant les seuls onze premiers mois de 2021. La grande déflagration sociale couve peut-être. En même temps, la crise politique se durcit de jour en jour.
En 2013, la guerre entre l’opposition et Ennahdha s’était soldée par un compromis selon lequel cette dernière avait accepté la nomination d’un gouvernement d’indépendants qui avait organisé les élections de novembre 2014. Aujourd’hui, une telle solution semble exclue, car le président Saïed, convaincu du soutien du «Peuple qui veut», est déterminé à faire cavalier seul et à reconstruire le pays sans son élite.