PARIS : Le "burn-out administratif" autre symptôme du Covid-19 ? La crise sanitaire a accéléré la dématérialisation des démarches de la vie courante et accentué l'exclusion des "éloignés du numérique", selon associations d'aide, élus et chercheurs.
Carte grise ou d'identité, RSA, retraite et désormais prise de rendez-vous via des plateformes pour se faire vacciner, pass sanitaire sur application mobile... Autant de démarches semées d'embûches pour qui n'a pas accès à un ordinateur ou ne sait pas bien s'en servir.
"Alors que l'objectif gouvernemental (d'arriver à) 100% des démarches dématérialisées faisait craindre une exacerbation des fractures numériques, les confinements consécutifs à la crise sanitaire en ont brutalement démontré l'ampleur. Soudainement, les guichets étaient fermés et les standards téléphoniques débordés", soulignent Nasta Belhumeur et Antoine Rode dans une étude sur les "éloignés du numérique face au nouveau fardeau administratif" parue en juin.
Pour ces chercheurs de l'Observatoire des non-recours aux droits et aux services (Odenore, université de Grenoble-Alpes), "si le paradoxe entre la promesse initiale de la dématérialisation – une simplification du +fardeau administratif+ pour les services publics et les usagers – et la réalité des éloignements numériques est depuis longtemps discuté, il a pris une acuité toute particulière depuis la crise sanitaire".
"L'exclusion numérique" devient un facteur aggravant de l'exclusion sociale, insistent les associations d'aide aux plus démunis comme les Restos du coeur, qui ont fait de la lutte contre cette fracture une des priorités de leur 37e campagne. Pour leur président Patrice Douret, la crise "a eu un effet d'accélérateur" de la fracture numérique.
Selon des chiffres de la Mission société numérique, chargée par le gouvernement d'accompagner les "stratégies locales d'inclusion numérique", 13 millions de Français demeurent "éloignés du numérique: ils n'utilisent pas ou peu internet et se sentent en difficulté avec ses usages".
- Ecrivains publics numériques -
Interrogé par l'AFP, le chercheur Antoine Rode voit remonter de ses observations du terrain "les besoins d'écrivains publics numériques".
Le récent plan France Relance prévoit de déployer 4.000 "conseillers numériques" qui proposeront des ateliers d'initiation sur tout le territoire.
"Si des lourdeurs existent, beaucoup a été fait depuis quatre ans" pour améliorer la relation entre citoyens et services publics, a affirmé jeudi à l'Assemblée nationale la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin.
Les députés ont adopté jeudi une résolution invitant le gouvernement à "reconnaître, prévenir et lutter contre le risque d'épuisement administratif des Français".
Ce texte, présenté par la députée du Nord Valérie Petit (groupe Agir), avance qu'un Français sur cinq dit avoir des difficultés à accomplir les démarches administratives courantes, et 12% d'entre eux avouent finir par lâcher prise.
La résolution dénonce "l'inflation normative et l'augmentation de la complexité et de la dématérialisation des démarches administratives qui créent stress, anxiété, dépression et qui contribuent à la hausse du non-recours aux droits".
Si l'attente est "forte" du côté des citoyens, elle l'est aussi chez les agents publics, qui souffrent de la dégradation des relations avec les citoyens, souligne encore le texte.
"Burn-out, dépression, charge mentale, fatigue numérique, épuisement professionnel, fatigue d'être soi... La fatigue semble avoir marqué de son sceau le début de notre XXIe siècle et avoir pris une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie", écrit le psychiatre Serge Hefez dans une contribution à l'essai intitulé "Une société fatiguée ?", que viennent de publier la CFDT et la Fondation Jean-Jaurès.
La crise a accéléré la fracture numérique, selon le président des Restos du coeur
La crise sanitaire a eu "un effet d'accélérateur" de la fracture numérique, alors que "l'accès au numérique est un droit fondamental", insiste le président des Restos du coeur, Patrice Douret, dans un entretien à l'AFP.
QUESTION: Pourquoi la lutte contre la fracture est-elle une priorité de la 37e campagne des Restos du coeur ?
REPONSE: "C'est même une priorité de notre nouveau projet associatif 2022-2027. On considère que l'accès au numérique est un droit fondamental et on en fait une priorité de nos actions. Depuis plusieurs années, le public que l'on accueille est éloigné du numérique. C'est une exclusion très marquée pour les démarches administratives. La dématérialisation, qui semble faciliter l'accès à un grand nombre de démarches, reste une véritable difficulté pour les personnes que l'on accueille: absence de contact physique au guichet, non-recours à l'équipement, à la connexion et crainte de ne pas bien faire."
Q : En quoi la crise sanitaire a aggravé cette fracture ?
R : "Elle a eu un effet d'accélérateur. Dans un premier temps, des guichets ont fermé. Il a fallu faire des démarches comme l'inscription pour aller se faire vacciner via des plateformes. Il faut avoir un smartphone et un accès qui permettent de le faire."
Q : Quels sont vos outils et vos besoins ?
R : "Nous développons des ateliers numériques dans plus de 200 de nos centres pour permettre un accueil par nos bénévoles et une écoute afin que l'outil numérique soit un peu plus apprivoisé. Cela ne remet pas en cause le maintien indispensable des guichets des services publics. Nous sommes complémentaires et développons des partenariats.
Ce sont des investissements de plusieurs millions d'euros. Nous avons besoin de dons pour acquérir ces moyens technologiques. Notre ambition est de booster le nombre de centres équipés d'ateliers informatiques. L'idée est aussi d'expérimenter des points d'accès wifi sur nos équipements de rue, c'est-à-dire les maraudes et les Camions du coeur, afin que les personnes sans abri puissent avoir accès au numérique à proximité des véhicules qui viennent leur donner à manger. Nous avons besoin aussi de bénévoles capables de déployer ces équipements. L'idée est de ne laisser personne sans solution."