De nos jours, l'Éthiopie connaît l'une des pires crises politiques de son histoire politique tumultueuse. La guerre du Tigré, déclenchée il y a un an, risque de dégénérer en guerre civile globale, emportant avec elle les derniers espoirs portés par l'actuel Premier ministre, Abiy Ahmed, élu en 2018.
Les racines du mal éthiopien sont connues de tous: le fragile équilibre entre les communautés ethniques qui constituent le socle social de ce grand pays, qui était autrefois un grand empire s'étalant sur la majeure partie de la région de Corne de l’Afrique: les Amharas, les Oromos et les Tigréens (en plus des minorités somali, afar, sidamo…).
L'histoire politique de l'Éthiopie moderne après la chute de l'empereur Haïlé Sélassié (1974) a été marquée par la confrontation souvent meurtrière entre trois groupes ethniques principaux: les Amharas, dont est issue la noblesse sociale et religieuse, et qui a fondé le premier empire chrétien d'Afrique, les Oromos, majoritaires et à forte composante musulmane, et les Tigréens, rompus à l'activité militaire, qui ont accaparé le pouvoir de 1995 à 2018.
Abiy Ahmed, de père oromo, de mère amhara, et de confession chrétienne (protestante) paraissait bien placé pour opérer la synthèse nécessaire entre les différents segments de la société éthiopienne. Ses premières années de règne ont été radieuses, son effort pour la consolidation de la paix civique interne et de la concorde régionale fut salué par le prestigieux prix Nobel de paix. L'Éthiopie paraissait dès lors en bonne voie pour devenir un géant africain respecté et craint, n'eût été la guerre du Tigré, qui a laminé toutes les chances d'aboutissement du projet politique et stratégique du leader éthiopien.
L'Éthiopie, comme on le sait, est l'un des trois États-nations séculaires en Afrique (avec l'Égypte et le Maroc) et son histoire est étroitement liée à la péninsule arabe et à la région du Nil, notamment à l'Égypte et au Soudan.
L'histoire politique de l'Éthiopie depuis le Moyen Âge s'articule incessamment autour de la conquête des rois abyssins du nord de l'espace fertile et maritime du sud, ce qui a rendu souvent difficiles ses relations avec ses voisins en Érythrée, Somalie et Kenya.
Après l'indépendance de l'Érythrée en 1991, le souci stratégique des autorités éthiopiennes a été l'accès aux ports voisins de la mer Rouge, accroissant la dépendance du pays aux ports de Djibouti et de Berbera (Somaliland). La réconciliation avec l'Érythrée en 2019 devait permettre à l'Éthiopie de renouer avec sa façade maritime originelle, dont elle a été privée depuis la séparation entre les deux pays. Le barrage controversé de la Renaissance était l'autre pivot de la stratégie de puissance et d'émergence élaborée par Abiy Ahmed.
Force est de constater que la récente guerre du Tigré a porté un coup fatal à ces deux réalisations spectaculaires: les frontières avec Asmara se referment au moment même ou la route stratégique avec le port de Djibouti est lourdement menacée et le barrage de la Renaissance est en voie d'abandon pour des raisons économiques évidentes.
La grande puissance régionale, siège de l'Union africaine (UA), auparavant impliquée dans la résolution des conflits et discordes qui ensanglantent le continent, devient aujourd'hui source de grande inquiétude pour les instances africaines et internationales.
Le conflit éthiopien interne risque de déborder sur toute la région, menaçant ainsi la stabilité et la quiétude dans une zone fragile où sévissent divers mouvements de rébellion et de terrorisme violent. La plaie somalienne toujours ouverte et les problèmes de transition politique posés à Djibouti et en Érythrée s'ajoutent à la crise soudanaise en voie d'exacerbation, aggravant davantage le problème éthiopien qui prend de plus en plus d’ampleur.
La région de la Corne de l’Afrique, à la croisée des chemins entre l'Afrique de l'Est et l'Afrique australe, constitue l'espace vital du grand Moyen-Orient, c'est pourquoi la crise éthiopienne actuelle aura à coup sûr des répercussions désastreuses sur la sécurité et la stabilité de cette zone, déjà en proie à des conflits de grande intensité et des guerres civiles menaçant à tout moment de s’embraser.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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