Les nouveaux enjeux de la question orientaliste

Edward Saïd est considéré par Hallaq comme l'une des figures emblématiques de cette pensée moderniste arabe qui, dans son approche de l'orientalisme, a manqué l'essentiel, péchant par réductionnisme et par simplisme. (AFP)
Edward Saïd est considéré par Hallaq comme l'une des figures emblématiques de cette pensée moderniste arabe qui, dans son approche de l'orientalisme, a manqué l'essentiel, péchant par réductionnisme et par simplisme. (AFP)
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Publié le Lundi 25 octobre 2021

Les nouveaux enjeux de la question orientaliste

Les nouveaux enjeux de la question orientaliste
  • Hallaq s'est attaché dans son livre à tracer une ligne de démarcation rigide entre la tradition islamique classique et la pensée moderne
  • Le cadre référentiel de Hallaq s'articule essentiellement sur les concepts et les idées de la pensée postmoderne, avec un intérêt particulier pour la philosophie juridique et politique d’Agamben

Après l'impact spectaculaire de L’Orientalisme d'Edward Saïd, paru en anglais en 1978, le dernier livre de l’auteur palestino-américain Wael Hallaq, sur le même sujet, commence à trouver un écho comparable.


L’ouvrage de Hallaq a initialement été publié en anglais en 2018 sous le titre Restating Orientalism: A Critique of Modern Knowledge. L'ambition de Hallaq dépasse largement celle de son prédécesseur, qui s’était servi des méthodes «déconstructives» et critiques déployées par la philosophie postnietzschéenne française (french theory ou «théorie française») pour dévoiler les enjeux de pouvoir et de domination sous-jacents à la littérature orientaliste européenne des XIXe et XXe siècles dans son appréhension de la culture arabo-islamique.


L'ouvrage de Saïd, souvent considéré comme le manifeste de la pensée postcoloniale, était néanmoins imprégné des idéaux émancipateurs des Lumières et de la modernité et contrastait ainsi clairement avec la visée critique radicale du récit normatif et conceptuel des temps modernes, tangible dans celui de Hallaq.

Une autre version de la critique de l'orientalisme paraissait dans les manifestes idéologiques de l'islam politique, fustigeant toute la pensée occidentale moderne comme un signe «d'invasion culturelle» à combattre.

Seyid Ould Abah

 

Hallaq, qui a publié de précieuses études savantes sur l'histoire de la jurisprudence islamique classique qui vont à l'encontre de l'orientalisme juridique de Goldziher et de Joseph Schacht, s'est attaché dans son livre à tracer une ligne de démarcation rigide entre la tradition islamique classique et la pensée moderne, qui lui paraît en nette régression par rapport au système éthique islamique.


Pour Hallaq, l'orientalisme est l'autre face des idéologies modernistes importées dans le monde arabo-musulman contemporain, taxées par l'auteur de «subversives» et «stériles».
Edward Saïd est considéré par Hallaq comme l'une des figures emblématiques de cette pensée moderniste arabe qui, dans son approche de l'orientalisme, a manqué l'essentiel, péchant par réductionnisme et par simplisme.


Le cadre référentiel de Hallaq s'articule essentiellement sur les concepts et les idées de la pensée postmoderne, avec un intérêt particulier pour la philosophie juridique et politique de Giorgio Agamben. Ce dernier a asséné un coup violent au paradigme courant de la sécularisation hérité de Max Weber, la rationalité normative et institutionnelle comme mode de légitimité de l'État moderne.

Le livre de Hallaq, récemment traduit en arabe, commence déjà à prendre sa place à côté de la littérature abondante relative à la critique de l'orientalisme, qui a toujours suscité un grand intérêt dans la pensée arabe contemporaine.


Dès le début des années 1960, l'égyptien Mohammed al-Bahi a publié un sévère réquisitoire de l'orientalisme dans un ouvrage qui a fait date: La Pensée islamique et son lien avec la colonisation occidentale. Ce livre a coïncidé avec le célèbre article d'Anouar Abdel-Malek L’Orientalisme en crise (revue Diogène, 1963). Ces deux titres représentaient la tendance anticolonialiste de l'époque, qui entretenait le souci de libération culturelle de la domination méthodique et conceptuelle occidentale comme un aspect naturel de la dynamique de la décolonisation.


Une autre version de la critique de l'orientalisme paraissait dans les manifestes idéologiques de l'islam politique, fustigeant toute la pensée occidentale moderne comme un signe «d'invasion culturelle» à combattre.
Le paradigme de «la pratique théorique autonome» commençait à faire son chemin depuis les années 1970; l'œuvre de l'écrivain égyptien Abdelwahab al-Messiri en est la consécration notoire.


Le philosophe Hassan Hanafi, qui vient de nous quitter, a présenté au début des années 1990 la tentative la plus audacieuse pour élaborer une nouvelle science, qu'il a nommée «l'occidentalisme» et qui serait la réplique décisive à l'orientalisme. Elle vise à situer l'Occident dans son propre champ historique et culturel, lui déniant ainsi sa prétention à incarner l'universel.


Il y a lieu de remarquer ici que, si le contenu du discours antiorientaliste arabe n'a pas changé (depuis les pères de la renaissance arabe), ses stratégies et ses modes de fonctionnement ont suivi des trajectoires diverses au gré des transformations et des évolutions des sociétés arabes contemporaines.
La récente version de ce discours, véhiculée par le livre de Wael Hallaq, s'inscrit dans le nouveau contexte de luttes identitaires et culturelles qui agitent de nos jours les sociétés multiculturelles mondialisées. Restating Orientalism est de ce fait, au-delà des possibilités diverses de son instrumentalisation, un texte de combat qui porte la marque des tensions et des déchirements du paysage politique et social américain.

 

Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.