Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a rencontré la semaine dernière son homologue russe, Vladimir Poutine. Cette réunion intervient après qu’Erdogan a affiché une attitude de défiance à l’égard des États-Unis. En effet, s’il déclare avoir réussi à tisser des liens avec George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump, il soutient que sa relation avec Joe Biden a «mal commencé».
Cette rencontre ressemble à un rapprochement avec Moscou mais, en réalité, il n’en est rien. Le fossé entre la Russie et la Turquie est beaucoup trop grand pour être comblé. Malgré les propos sévères tenus par Erdogan, la Turquie est plus que jamais prête à conclure une grande entente avec les États-Unis.
Les États-Unis et la Turquie entretiennent depuis un certain temps une relation transactionnelle dont la nature même a provoqué de l’agitation, poussant chaque partie à faire chanter l’autre afin d’obtenir de meilleures conditions, ce qui a conduit à une instabilité accrue dans la région. Les objectifs d’Ankara sont conformes à ceux des États-Unis en Syrie, en Irak et en Libye. Néanmoins, de nombreux facteurs ont conduit à la détérioration de ces relations.
Tout a commencé avec le soutien américain au groupe kurde des Unités de protection du peuple (YPG), en Syrie. Alors que la Turquie ne fait aucune distinction entre les YPG et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène des opérations terroristes sur le territoire turc depuis trois décennies, Washington ne voit d’autre solution que les Kurdes pour lutter contre Daech. Leurs prouesses croissantes dans la région nord-est du pays ainsi que leur désir de faire de la Syrie une fédération sont perçus comme une menace pour la Turquie. Après avoir pris Deraa, Bachar al-Assad intensifie désormais les attaques contre Idlib. Avant les élections, s’il y a bien quelque chose dont Erdogan veut se passer, c’est une bévue commise en Syrie.
C’est pour cette raison que la rencontre Poutine-Erdogan s’est soldée par un échec. Le président turc a tenu à rappeler à son homologue russe l’accord de cessez-le-feu. Par ailleurs, au moment où des discussions sur l’achat par Ankara d’un deuxième lot de systèmes de défense antimissile S-400 sont en cours, aucun des deux dirigeants n’a confirmé que cet accord allait de l’avant. Erdogan a déclaré que l’achat initial des systèmes S-400 par la Turquie n’avait eu lieu que parce que les États-Unis avaient refusé de vendre leurs systèmes Patriot. Si les États-Unis et l’Otan perçoivent les S-400 comme une agression, les Turcs, eux, les considèrent comme une mesure indispensable puisque, du point de vue turc, les alliés n’ont pas fourni la protection nécessaire. Les Turcs affirment que les États-Unis et les pays occidentaux ont retiré les batteries de missiles Patriot de la Turquie en 2015, alors que le territoire était constamment survolé par des avions russes.
Avant la controverse suscitée par les S-400, bien d’autres facteurs ont conduit à la détérioration des relations turco-américaines. L’un d’eux est le putsch manqué de 2016 et le fait que le chef de file pointé du doigt, Fethullah Gulen, séjourne toujours aux États-Unis. Un autre point de discorde avec l’administration Biden réside dans la reconnaissance officielle du génocide arménien par le président américain. Bien qu’Erdogan ait reconnu en 2018 les «douleurs historiques» des Arméniens, la Turquie n’a jamais officialisé les événements de 1915 comme un génocide. Ce sujet dépasse l’autorité d’Erdogan ou de tout autre dirigeant politique – il n’est tout simplement pas accepté par le peuple. Et la question chypriote, bien sûr, est une source éternelle de tensions. Malgré tous ces points de discorde, la Turquie et les États-Unis sont tous deux en concurrence avec la Russie dans la région, et leurs objectifs généraux sont en harmonie.
Malgré tous les points de discorde, la Turquie et les États-Unis sont tous deux en concurrence avec la Russie dans la région , et leurs objectifs généraux sont en harmonie.
Dr Dania Koleilat Khatib
Bien que les États-Unis voient la Turquie s’éloigner de son engagement dans le giron occidental, le moment est venu de proposer à Ankara une grande entente pour garantir un partenariat stratégique à long terme. La Turquie ne pourra pas dominer la région à elle seule. Si elle devait se ranger du côté de la Russie, il y a fort à parier que Moscou prendrait le dessus – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Ankara revêt une importance primordiale aux yeux des États-Unis. Pendant que ces derniers se retirent du Moyen-Orient, ils devraient coopérer avec leurs alliés, ce qui signifie que leurs partenariats avec l’Arabie saoudite et la Turquie sont cruciaux. Si les États-Unis ne mettent pas en place des accords fermes, leur retrait progressif se traduira par un chaos total.
Le moment est également propice à une telle entente puisque la Turquie redoute la perspective d’un accord entre Al-Assad et les YPG. Moscou y œuvre depuis un moment déjà et le président syrien considère qu’il est plus puissant depuis que la ville de Deraa est tombée entre les mains du régime. Bien qu’un accord entre les Kurdes et Damas n’ait toujours pas été finalisé, des progrès ont été réalisés. Si un accord devait être conclu, le prochain front, pour Al-Assad, serait Idlib. Un tel accord lui permettrait de disposer de dizaines de milliers de combattants bien entraînés et équipés par les États-Unis. Il voudra alors anéantir Idlib, dernier bastion de l’opposition.
Or, à Idlib, cette opposition est irréconciliable avec Al-Assad. Si Damas devait conquérir cette ville, il y aurait trois millions de réfugiés supplémentaires. Où pourraient-ils bien aller? La chute d’Idlib consacrerait la fin politique d’Erdogan. Ce dernier se trouve déjà dans une situation précaire. L’inflation, bien qu’elle ait stimulé les exportations, a durement touché les habitants qui vivent au jour le jour. Plus que jamais, Erdogan et la Turquie ont besoin du soutien américain.
Le moment est venu de conclure un accord qui fournira à la Turquie le soutien et la protection nécessaires pendant que le pays s’engage fermement à revenir dans le giron occidental. Le vœu pieux de certains décideurs américains, qui tablent sur la défaite d’Erdogan lors de l’élection de 2023, n’est pas logique. Selon eux, il vaut mieux ignorer la Turquie pour le moment et attendre un changement de dirigeant. Cependant, si Erdogan sort perdant de la prochaine échéance électorale, cela ne garantit nullement que son remplaçant soit meilleur pour les États-Unis ou pour l’Occident.
La principale promesse faite par l’opposition turque aux électeurs est de chasser les réfugiés. Que ferait le monde des 3,5 millions de réfugiés syriens qui se trouvent actuellement en Turquie? D’ailleurs, pour l’opposition, la question des réfugiés est plus identitaire qu’économique, ce qui signifie que l’Europe aurait du mal à les garder en Turquie en échange de quelques milliards d’euros supplémentaires. De plus, le Parti républicain du peuple (CHP), le principal mouvement de l’opposition, courtise Damas. Cela peut vouloir dire qu’il va renvoyer les réfugiés à Al-Assad, qui pourrait à son tour les utiliser comme monnaie d’échange pour exercer un chantage à l’Occident et obtenir ce qu’il veut sans avoir à faire de compromis ni changer de comportement.
Bien que la Syrie semble le point de discorde le plus délicat, elle devrait être au cœur d’un accord entre les États-Unis et la Turquie. Certes, il est nécessaire de protéger les Kurdes, mais Washington doit également garantir un certain équilibre dans la composition arabe et kurde des Forces démocratiques syriennes au niveau des troupes et des dirigeants et veiller à ce que les dirigeants affiliés au PKK soient écartés et remplacés par d’autres qui soient acceptés par la Turquie et par la population arabe de la région nord-est. Les États-Unis devraient également lancer un dialogue kurdo-turc et faire en sorte que la Turquie coopère avec les partenaires arabes américains.
Ignorer la Turquie pousserait Erdogan à agir désespérément et entraînerait donc davantage d’instabilité, ce qui doit être évité à tout prix. Il est temps pour l’administration Biden d’adopter une approche pragmatique dans la région et d’aller au-delà des beaux discours: un accord avec la Turquie est nécessaire et peut être dès à présent conclu.
La Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com