Voilà que le Président français Emmanuel Macron relance de plus belle l'idée d'une armée européenne au lendemain du désengagement de l'Australie de son contrat de plusieurs milliards de dollars couvrant les sous-marins français à propulsion diesel. La semaine dernière, l'Australie a substitué ces derniers par des sous-marins nucléaires de fabrication américano-britannique. En théorie, cette décision semble raisonnable. En effet, l'Union européenne constitue une importante puissance économique dotée d'armées avancées qui défendent ses intérêts sécuritaires considérables aux quatre coins du monde. Cependant, créer une armée européenne est une affaire bien plus complexe qu’elle ne le semble.
La principale difficulté tient aux divergences de vues qui existent au sujet du Projet européen. Les uns, tels que les Britanniques, l'envisagent depuis toujours sous l'angle d'un projet d'ordre économique avant tout, auquel se mêle « malheureusement » une dimension politique. Pour d'autres, il s'agit d'un projet politique dont l'objectif principal est d'instaurer la paix en Europe, et où l'intégration économique ne constitue qu'un moyen d'y parvenir. Certains considèrent l'Union comme une simple plate-forme de coopération entre des États-nations souverains. Pour les autres, on ne peut réellement acquérir une certaine souveraineté que si les petits États-nations d'Europe mettent en commun leurs prérogatives juridiques ce qui leur permettrait de se doter de véritables pouvoirs et moyens de pression sur la scène mondiale.
Or, ce point pose problème. Les retombées d'une mise sur pied d'une armée européenne sont aussi importantes pour la souveraineté nationale des États-nations d'Europe que ne l'est le retrait de l'empire américain du continent. Ceux qui conçoivent l'État-nation comme étant l'unité « naturelle » de souveraineté seront particulièrement prudents quant à la portée et à la capacité d'une éventuelle armée européenne. En effet, pour qu'une telle armée ne compromette pas la souveraineté nationale, il faut que chaque État membre conserve une armée distincte dotée d'une autonomie de fonctionnement absolue et chaque État doit disposer d’un droit de veto sur l'ensemble des décisions que pourrait prendre cette armée européenne.
Par ailleurs, avec la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, la formation d'une armée européenne ne serait plus soumise au veto de Londres. Cela accroît donc les chances de voir aboutir les efforts entrepris dans ce domaine. Toutefois, le Royaume-Uni n'est guère le seul pays d'Europe à conserver jalousement sa souveraineté nationale théorique. Il est fort probable que la Pologne et la Hongrie tentent de bloquer cette initiative, tant qu'elles ne disposeront pas d'un veto irrévocable sur les aspects opérationnels. L'Italie, de son côté, ne tardera sans doute pas à se joindre au cortège des détracteurs.
Une prise de décision collective où 27 pays doivent convenir à l'unanimité d'un plan d’action n'offre pas de recette miracle pour agir rapidement et efficacement.
Dr. Azeem Ibrahim
Mais si les choses évoluent dans ce sens, l'armée européenne sera dépourvue de sens. Sur le plan institutionnel, la politique étrangère de l'Union européenne apparaît déjà comme étant peu performante et défaillante, sans aucun doute. L’ancienne représentante de l'Union européenne pour les Affaires Etrangères, la britannique Catherine Ashton, l'a bien dit, le rôle de l'UE est limité. Sa position correspond au point de vue anglo-américain qui consiste à se référer aux Etats-Unis et à l'Otan dans toutes les questions de défense et de politique étrangère relatives à l'Europe. En outre, si une politique de défense commune devait être élaborée par l'Union européenne pour pouvoir commander son armée, cette politique devrait être soumise à la politique étrangère de l'Union européenne, et serait donc elle aussi limitée, défaillante et divisée.
Une prise de décision collective où 27 pays doivent convenir à l'unanimité d'une ligne de conduite dans des domaines aussi épineux que la guerre et la paix n'offre pas de recette miracle pour agir rapidement et efficacement. Outre le cortège de nationalistes excentriques, dans quelle mesure des pays comme la Suède ou la Finlande seraient-ils enclins à soutenir une action de guerre inconditionnelle, à moins que la Russie ne les envahisse ? Viennent ensuite les inévitables divergences de vues entre les pays sur la manière dont doivent être menées les opérations : Chacun chercherait à épargner à ses troupes de participer à la ligne de front et chacun souhaiterait fournir un soutien purement technique, à distance.
Former une armée européenne conformément aux dispositions prévues par les institutions de l'Union européenne requiert une modification du traité de l'Union européenne, laquelle devra être ratifiée par les gouvernements et les parlements des 27 pays membres et sans doute aussi par quelques référendums publics. Bâtir l'armée en empruntant cette voie est un objectif quasi irréalisable. Et si ce projet est couronné de succès, les compromis requis pour convaincre l'ensemble des parties prenantes à y adhérer le rendraient en grande partie futile, comme nous l'avons montré précédemment.
Certes, les petites nations d'Europe occidentale, à l'instar du Benelux, accepteront volontiers de se rallier à toute initiative franco-allemande au fur et à mesure que celle-ci se concrétisera. Et, la plupart des membres de l'Union européenne ne tarderont pas à s'y rallier à mesure que le projet prendra de l'ampleur et établira sa crédibilité. Une telle initiative peut éventuellement s'intégrer à l'Union européenne ; mais il s'agit là d'une étape secondaire sur le chemin qui mène à sa réalisation.
Le Dr Azeem Ibrahim est le directeur des initiatives spéciales au sein du Newlines Institute for Strategy and Policy à Washington DC. Il est l’auteur de The Rohingyas: Inside Myanmar’s Genocide («Les Rohingyas: au cœur du génocide de Birmanie»), publié aux éditions Hurst en 2017.
Twitter: @AzeemIbrahim
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com