Un livre que j'ai écrit en 2006 a transformé ma vie. Dans « Ethical Realism » (ou Réalisme éthique), Anatol Lieven (NDRL : co-auteur) et moi-même avons mordu la main qui nous a nourris ; nous étions pourtant membres de l'establishment qui régissait la politique étrangère des États-Unis. En effet, nous avons anticipé les calamités qui se sont produites en Afghanistan et en Irak, lorsque nous avons fustigé l'élite mal informée qui s'adonnait à la même doctrine ruineuse de construction des nations : la gauche (les interventionnistes libéraux) ainsi que la droite (les néo-conservateurs).
Dans les premières lignes de ce livre, nous citons le grand poème de Rudyard Kipling intitulé «Recessional » (ou Final), qui met en exergue le constat irrévocable suivant : l'histoire humaine engloutit les empires les plus puissants s'ils ne parviennent pas à affronter le monde avec humilité et en respectant leurs limites. Comme l'a dit le poète lauréat : « Appelés au loin, nos marines disparaissent/ Sur la dune et le cap coule le feu / Voyez, toute notre splendeur d’hier / Est une avec Ninive et Tyr / Juge des nations, épargne-nous encore / De peur que nous n’oubliions—de peur que nous n’oubliions ! »
Bien entendu, l'empire américain a bel et bien oublié les conseils de Kipling, et nos prédictions se sont réalisées. Cependant, au cœur du chaos navrant de ces derniers jours, je ne me réjouis guère d'avoir analysé correctement la réalité - je suis plutôt écœuré par le chaos et les souffrances qui émanent de Kaboul. Après avoir gaspillé quelque 2 500 milliards de dollars, coûté la vie à 2 500 Américains (et à bien plus encore d'Afghans), et au bout de deux décennies de délires liés à la construction d'une nation, le désastre que nous avions entrevu avec tant de clarté il y a 15 ans s'est produit. Quelle leçon peut-on donc tirer de cette calamité stratégique ? En effet, que pouvons-nous en retenir, au vu des profondes souffrances qu'elle a occasionnées ?
Avant tout, l'Afghanistan ne correspond pas à un événement isolé de l'histoire. Il convient de l’observer à travers le prisme plus large des échecs des États-Unis dans la construction des nations en Somalie, en Haïti, en Irak, en Libye et dernièrement à Kaboul. Dans le cas de la Somalie, les États-Unis ont pris leurs jambes à leur cou après avoir encaissé quelques pertes minimes puisque ce pays était sans importance stratégique pour Washington. Bien évidemment, cet épisode nous amène à nous interroger sur la raison pour laquelle cette intervention a eu lieu en premier lieu. Les États-Unis n'ont absolument rien fait pour freiner le glissement de Mogadiscio vers le chaos, la guerre civile et le terrorisme.
Au terme d'une douzaine d'interventions américaines au cours du siècle dernier, Haïti demeure un pays instable géré par le vaudou et dirigé par des kleptocrates ; les efforts américains ne lui ont pas été d'un grand secours. Comme l'a dit en toute honnêteté Barack Obama, l'intervention en Libye a été sa plus grosse erreur ; elle a ainsi transformé le pays en un Etat en faillite, rongé par la guerre civile, marqué par la présence de Daëch dans sa partie sud et confronté à une crise de réfugiés qui menace l'Europe. Et que peut-on dire de l'Irak ? En effet, l'Afghanistan n'est que la cerise sur le gâteau de la conviction calamiteuse des États-Unis selon laquelle la construction d'une nation – la refonte sociale de cultures étrangères – est une ambition réalisable et aisée. Au regard des antécédents historiques épouvantables, on ne peut qu'être époustouflé par cette arrogance philosophique.
Deuxièmement, même si on peut réussir à construire une nation, on ne peut pas remodeler des sociétés dont on ignore presque tout. L'une des plus grandes émotions de ma vie, c'est lorsqu'on m'a demandé de rédiger la préface du grand ouvrage de T. E. Lawrence, « 27 Articles ». L'idée maîtresse de ce livre est la suivante : la meilleure façon pour les puissances occidentales de travailler avec d'autres peuples consiste à « essayer sans cesse de les connaître ». Autrement dit, les Etats-Unis n'ont pas accordé d'importance à la compréhension de la culture des populations afghanes et irakiennes lorsqu'ils ont tenté de reconstruire ces deux sociétés. C'est sans doute cette méconnaissance délibérée de la culture qui explique principalement l'échec des États-Unis.
L'Afghanistan ne comporte pas de « nation » pour que l'on puisse la construire ; il s'agit avant tout d'une appellation géographique, d'une région où les loyautés tribales pèsent bien plus lourd dans la balance, qu'il s'agisse des Pachtounes, des Tadjiks, des Ouzbeks ou des Hazaras. Cette situation remonte à l'époque du célèbre auteur Kipling et de l'empire britannique et même à celle d'Alexandre le Grand. Une approche plus confédérale du gouvernement, comme l'aurait souhaité Lawrence d'Arabie, serait parfaitement adaptée à cette réalité concrète. Mais au lieu de cela, les États-Unis ont poursuivi leur chemin avec arrogance et ignorance. Ils ont mis en place un système centralisé qui ne correspondait pas à la spécificité de la politique afghane. Faut-il donc se demander pourquoi une telle construction artificielle de la nation est tombée à l'eau si rapidement après le départ des troupes américaines? Une certaine compréhension de l'histoire et de la culture du pays était certes indispensable.
Il convient de regarder l’Afghanistan à travers le prisme plus large des échecs des États-Unis dans la construction des nations en Somalie, en Haïti, en Irak et en Libye.
John C. Hulsman
Enfin, les Etats-Unis ont obstinément refusé d'accepter la réalité - une approche que je qualifie dans mon dernier livre, « To Dare More Boldly » (Oser avec plus d'audace), de syndrome du joueur perdant. Lorsque le père se rend à Las Vegas, il gaspille à la roulette l'argent consacré aux études de son enfant. Au lieu d’en parler à la mère, il continue à jouer et, bien entendu, à perdre. Ainsi, on n'aborde jamais la raison de tous ces échecs; les probabilités infernales, autrement dit. C'est ce grand piège analytique, qu'est le syndrome du joueur perdant, qui a conduit les États-Unis à rester au Viêt Nam, en Irak et en Afghanistan beaucoup plus longtemps qu'ils n'auraient dû le faire. Néanmoins, ces calamités temporaires se sont muées en « guerres éternelles ».
Au fur et à mesure que les sacrifices et les échecs s'accumulaient, le départ se faisait paradoxalement de plus en plus difficile. Les guerres n'avaient plus pour objectif de triompher mais de réparer des pertes déjà effroyables en termes de vies humaines, de ressources financières et de stratégie. Ainsi, les États-Unis se sont obstinés à rester en Afghanistan, toujours et encore, sans la moindre chance de victoire.
Il est désormais temps de passer au crible une bonne partie de l'élite chargée de la politique étrangère des États-Unis ; à en juger par son triste bilan, cette élite doit assumer la responsabilité de vingt ans d'échecs cuisants. Si nous souhaitons véritablement honorer les morts, nous devons retenir de grandes leçons de l'Afghanistan, sans attendre.
Dr. John C. Hulsman est président et associé directeur de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil en risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la ville de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com
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Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com.