Saad Hariri, qui vient de rendre son tablier, après avoir échoué dans sa nouvelle tentative de former le gouvernement de réforme tant attendu au Liban, s'est lamenté sur le sort " funeste " de son pays qu'il a considéré en état de naufrage fatal.
La Tunisie confrontée à une rude crise pandémique, ayant entièrement obstrué son système de santé, vit depuis des années dans un marasme politique et économique sans précédent.
Les deux pays dit " phéniciens " ne présentent plus le modèle démocratique attrayant pour le monde arabe. Si la Tunisie et le Liban diffèrent quant à leurs trajectoires historiques et leurs systèmes politiques, ils sont néanmoins proches à plusieurs égards. La Tunisie de Bourguiba se vantait de son héritage phénicien, optait sans réserve pour le modèle moderniste européen; son économie a été orientée vers le tourisme et les services, son système éducatif se voulait solide et compétitif. Le Liban, appelé durant les années 1960 " la Suisse du monde arabe ", présentait des caractéristiques similaires, malgré ses spécificités communautaires et sectaires.
La démocratie libanaise, qui fut souvent exaltée comme " l'exception heureuse " dans le proche-Orient, souffrait, depuis son institution en 1926, des aléas du système de consensus multiconfessionnel censé maintenir et gérer les équilibres communautaires fragiles dans une société pluraliste et clivée.
Ce modèle de démocratie consociative, qui prône le consensus et la concordance, a démontré son efficacité et sa pertinence dans des contextes européens, contrairement au Liban qui fut depuis 1958 le foyer des tensions internes âpres, dégénérant en une longue guerre civile sanglante.
Le renoncement du chef de gouvernement désigné, Saad Hariri, consacre l'impasse politique actuelle, aggravée par une crise économique et sociale aigüe, et peut être considéré comme le dernier clou dans le cercueil de la démocratie libanaise.
La situation en Tunisie n'est pas meilleure, malgré l'image souvent véhiculée de la seule expérience de transition démocratique " réussie " dans les pays des " printemps arabes".
Le régime constitutionnel semi-parlementaire, issu de la " révolution ", dans sa quête même du pluralisme institutionnel pour équilibrer les pouvoirs de décision, a fini par paralyser les institutions publiques et accroître les frictions et les conflits dans les cercles du pouvoir.
Dans le cas libanais, le mode consensuel adopté pêche par élitisme discriminatoire, contrevient au principe normatif de la démocratie moderne – idée même de subjectivité libre et désincarnée –, autonome de toute tutelle sociale ou d'assignation identitaire originelle.
Le champ politique libanais a été perverti par la mainmise des seigneurs communautaires, qui ont accaparé les positions de représentation et de décision en instrumentalisant les mécanismes d'élection et de compétition institutionnels, perpétuant ainsi l'équation confessionnelle qui fut à l'origine une disposition transitoire.
Tous les arrangements ultérieurs à l'accord de Taëf, au lieu de s'attaquer aux racines du "mal libanais", ont entériné les dysfonctionnements du système politique et ont consacré le rôle prépondérant des milices militaro-politiques dans la vie publique ( le Hezbollah pro-iranien notamment).
Le rôle politique de l'institution armée dans les deux contextes libanais et tunisien étant marginal, la dynamique démocratique est sommée de produire ses propres outils auto-régulateurs, en conjurant les spectres de la violence ou de l'anarchie.
Seyid ould Abah
En Tunisie, la dynamique de changement démocratique n'a pu conduire au résultat escompté du régime de pluralisme politique, à savoir l'apaisement du champ politique et la résolution définitive de la problématique de légitimité du pouvoir de commandement de la nation. Un profond fossé s'est creusé entre les élites bureaucratiques bien éduquées et expérimentées, qui consistaient l'ossature des régimes autocratiques antérieurs, et les nouveaux acteurs politiques sans envergure, ni réel ancrage dans les rouages institutionnels de l'Etat.
Sans garantir le jeu d'équilibre et d'harmonie qui est la spécificité même de la démocratie pluraliste, le modèle tunisien s'est mué en collusion d'intérêts, prenant la forme de coalitions parlementaires contre nature.
Le rôle politique de l'institution armée dans les deux contextes libanais et tunisien étant marginal, la dynamique démocratique est sommée de produire ses propres outils auto-régulateurs, en conjurant les spectres de la violence ou de l'anarchie.
Le président Habib Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, imbibé de la pensée des lumières européennes et très attaché aux idéaux du libéralisme occidental, répliquait à ceux qui critiquaient son autoritarisme politique : " Le choix n'est pas entre la liberté et l'oppression, mais entre un despotisme d'état juste et égalitaire et une anarchie conduisant inéluctablement aux pires formes de despotisme et d'inégalité ".
Si l'égalitarisme nationaliste autoritaire était un procédé mystificateur de domination, la démocratie électorale déconnectée de la culture libérale et découpée des structures institutionnelles publiques ne pourrait servir de modèle efficient pour la libération politique des sociétés arabes.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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