L’instabilité du Liban, reflet de l’ordre régional

Un membre de l'armée française qui travaille sur le site de l'explosion dans la zone portuaire de Beyrouth (Photo, Reuters).
Un membre de l'armée française qui travaille sur le site de l'explosion dans la zone portuaire de Beyrouth (Photo, Reuters).
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Publié le Mercredi 02 septembre 2020

L’instabilité du Liban, reflet de l’ordre régional

L’instabilité du Liban, reflet de l’ordre régional
  • Aujourd’hui, à la lumière de l’effondrement économique, beaucoup de personnes à l’intérieur et à l’extérieur du pays remettent en question la sagesse de cette décision prise il y a 100 ans
  • Le phénomène du Hezbollah qui a émergé au Liban dans les années 1980 reflète les clivages régionaux et est la principale cause de son effondrement

NEW YORK : Le Liban à cent ans est un pays en détresse. Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères de France, le pays qui a proclamé l’Etat du Grand Liban le 1er septembre 1920, a annoncé qu’il pourrait disparaître.

L’influence croissante du CGRI menace l’ensemble de la région. Elle se manifeste au Liban par la prise de contrôle du pays par le Hezbollah. Remettre de l’ordre au Liban est également une étape vers la sauvegarde de la région.

Contrairement à plusieurs autres États qui ont été créés après la Première Guerre mondiale, les Libanais avaient leur mot à dire tant sur les frontières que sur la Constitution de leur pays. Ils avaient le choix d’être un petit pays homogène du Mont-Liban, ou de former un Grand Liban avec ses villes côtières et la Vallée de la Bekaa, avec une population plus diversifiée. Non seulement ils ont choisi le dernier, mais ils ont voulu maintenir la diversité religieuse et la coexistence politique dont se caractérisait le pays à l’époque des Ottomans.

Aujourd’hui, à la lumière de l’effondrement économique, beaucoup de personnes à l’intérieur et à l’extérieur du pays remettent en question la sagesse de cette décision prise il y a 100 ans. C'est peut-être quelque chose que les personnes formées à la laïcité française ne comprendront jamais.

Deux éléments du passé ottoman se sont combinés pour donner au pays son caractère, l'un reflétant la culture de la montagne et l'autre celle de la ville. Ce sont des éléments des mythes fondateurs du pays selon lesquels la montagne est un refuge et la ville est comme un mélange cosmopolite de personnes de toutes races et croyances vivant dans la prospérité et l’harmonie.

C’était aussi un choix entre deux modèles: Le premier modèle est celui d’États souverains forts bâtis sur un nationalisme du XXème siècle avec une citoyenneté uniforme et une identité homogène imposée à la population. L'autre est un modèle cosmopolite avec un État moins imposant, beaucoup plus en phase avec la culture de la région.

Ce modèle intègre la diversité et la considère comme faisant partie de la richesse de la société, mais il a aussi ses faiblesses. Le choix du Liban a abouti à une société ouverte et libre qui a attiré tous les talents de la région. Des communautés qui ont été chassées par des idées nationalistes dites laïques — le sionisme, le nationalisme arabe, le nassérisme, le kémalisme, le baasisme, entre autres — ont trouvé refuge au Liban.

L’âge d’or de Beyrouth a été créé par des personnes venant des villes cosmopolites d’Alexandrie et du Caire et qui se sont mêlées à d’anciennes familles de commerçants chassées de Damas, Alep, Smyrne, Mossoul et Bagdad. Chrétiens, musulmans, arabes, assyriens, kurdes, arméniens, grecs et juifs sont tous venus avec des siècles de relations et d'expérience le long des anciennes routes commerciales et avec leurs réseaux mondiaux.

La force d’un tel État est la liberté qu’il offre et qui a jadis attiré toutes les élites de la région et qui a pu concilier les nombreuses contradictions qui coexistaient en son sein. Sa faiblesse est qu’il est sensible et dépendant de l’environnement géopolitique, et sa stabilité reflète l’état de l’ordre régional.

Le Liban est par conséquent un baromètre interconnecté pour la région. Il s’épanouit lorsque la paix et la prospérité prévalent, et il anticipe également les crises régionales comme un laboratoire d'idées et de tendances différentes. De nombreux éléments qui se sont heurtés au Liban pendant la guerre civile sont apparus plus tard dans la région avec une plus grande force.

Le nationalisme et la laïcité contre l’islamisme ; Le Baas (syrien) contre le Baas (irakien), la tradition contre la modernité ; la république contre le royaume ou l’émirat ; les Iraniens contre les Arabes ; les sunnites contre les chiites ; la liberté contre l’autoritarisme — le Liban peut intégrer ces contradictions, et quand il le fait, on retrouve aussi un équilibre stable dans la région.

Le phénomène du Hezbollah qui a émergé au Liban dans les années 1980 reflète également les clivages régionaux et est aujourd’hui répandu dans toute la région. C'est plus que ce que le système libanais ne peut gérer et c'est la principale cause de son effondrement. C'est une contradiction que le pays a absorbée à grands frais et qui l'a finalement brisé.

Le système libanais a accumulé compromis sur compromis afin d’intégrer et de vivre avec le Hezbollah. Il est devenu un otage et la rançon a continué d'augmenter jusqu'à ce qu'elle conduise le pays à la faillite totale. Une série d'assassinats au Liban entre 2004 et 2013, dont celui du Premier ministre Rafic Hariri, de ministres, de députés, de journalistes, de politiciens et d'agents de sécurité, ont été directement ou indirectement liés à des membres du Hezbollah et à son allié le régime syrien par le Tribunal spécial pour le Liban.

Le Hezbollah et ses alliés ont paralysé le pays à deux reprises — la première fois pour une durée de 19 mois, entre novembre 2006 et juin 2008 et la seconde pour 29 mois, entre 2014 et 2017. L’une s’est terminée avec l’accord de Doha leur accordant un veto par le biais du tiers +1 du gouvernement ; l'autre a pris fin par l’imposition de l'élection de leur allié le général Michel Aoun à la présidence, leur donnant un contrôle total sur les décisions du gouvernement.

Le Hezbollah contrôle l’aéroport et des parties du port qu’il utilise pour la contrebande de tout, des téléphones portables aux cuisines. Une tentative de changement d’officier à l’aéroport en mai 2008 a poussé les chemises noires du Hezbollah à saccager la ville. Le Hezbollah et ses alliés ont également bloqué toute tentative de privatisation de l'électricité et des télécoms, ainsi que toutes les réformes promises par le gouvernement lors des conférences internationales de Paris II, Paris III et CEDRE.

Le Hezbollah menace Israël de guerre chaque été, ruinant la saison touristique et provoquant l'annulation de projets et d'investissements. La guerre de l'été de 2006 est un exemple de ce vers quoi il peut mener le pays. Sa participation aux guerres en Syrie, en Irak et au Yémen au nom de l'Iran a eu un coût énorme pour le Liban. Le Hezbollah finance cela en grande partie à travers le trafic de drogue, le blanchiment de capitaux et le traitement de ses blessés aux dépens du gouvernement libanais.

Cela a de même aliéné le Liban de ses principaux partenaires économiques au sein du bloc du CCG. Le résultat a été la perte des investissements, des envois de fonds, des aides, des contrats pour le secteur créatif libanais et le boycott de la saison touristique estivale. L'impact est également ressenti par 350 000 expatriés libanais qui travaillent dans ces pays.

L’emprise du Hezbollah sur le Liban a entraîné sanctions, isolement, boycott et paralysie. La contrebande de devises fortes et de carburant subventionné vers la Syrie pèse également énormément sur les finances publiques et a contribué au manque de liquidités qui a précipité la crise.

Même après la crise, le Hezbollah bloque l’engagement et les négociations avec le FMI et la communauté internationale, et propose que le Liban coupe les ponts avec l’Occident et le monde arabe et se tourne plutôt vers la Syrie, l’Iran et la Chine.

Le Hezbollah détourne le Liban et le transforme en un autre Gaza où une population isolée est assiégée et boycottée et est otage d'une organisation similaire qui le maintient dans un état de guerre constant. Il nécessite un État faible et affaiblit ainsi l'Etat pour s'épanouir. C'est exactement la même chose en Irak où les milices liées au CGRI jouent le même rôle et produisent des résultats similaires.

À la veille du centenaire du Grand Liban, alors que beaucoup réfléchissent au sort du pays oscillant entre la nécessité d'un État fort et d'un État neutre, mon message est que toute la région échoue également à cause du même phénomène d'hommes barbus en noir prêchant la guerre perpétuelle. L'idée du Liban est exactement le contraire de cela, et si le Liban tombe, la région suivra.

Nadim Shehadi est directeur exécutif du siège et du centre académique de la LAU à New York et membre associé de Chatham House à Londres.

L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com