WASHINGTON: La discussion en cours à Vienne entre l’Iran et cinq signataires de l’accord nucléaire de 2015 a commencé à ressembler à une épreuve de force. Téhéran n’a aucune raison impérieuse de céder à l’exigence de respecter les limites fixées par l’accord, également connu sous le nom de Plan d’action global conjoint (JCPOA). Les Iraniens gagnent du temps pendant que les autres tentent d’éviter l’humiliation le plus longtemps possible.
Mais, selon les analystes, le pari de Téhéran peut également lui coûter cher, à force de s’accrocher à la levée des sanctions imposées par l’administration Trump.
Ainsi, il peut apparaître logique que le président du Parlement, Mohammad Bagher Ghalibaf, exprime son opposition au renouvellement de l’accord, qui autorise l’inspection des sites nucléaires iraniens, mais jusqu’à présent on n’a pas constaté que cette tactique fonctionnait dans la négociation.
Cela dit, Téhéran doit être satisfait d’entendre l’avertissement qui vient d’être lancé par Rafael Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), pour qui le programme d’enrichissement d’uranium de l’Iran est «très préoccupant», car le métal radioactif utilisé pour alimenter les réacteurs nucléaires est transformé à des niveaux de pureté que «seuls les pays qui fabriquent des bombes atteignent».
«L’Iran joue souvent le jeu dur dans les négociations, et je le soupçonne de tester les limites pour voir ce qu’il peut faire», déclare à Arab News Matthew Kroenig, professeur au Département du gouvernement et à Edmund A. Walsh School of Foreign Service de l’Université de Georgetown
«En fin de compte, cependant, je pense que nous verrons un retour à l’accord sur le nucléaire avec les conditions telles que formulées en 2015. L’Iran a besoin de l’allègement des sanctions, et l’administration Biden veut pouvoir afficher (c’est ainsi qu’elle le présentera) une victoire diplomatique précoce.»
Mais certains experts craignent qu’un retour au JCPOA – dont les États-Unis se sont retirés unilatéralement en mai 2019 – finisse par offrir à l’Iran la possibilité de développer des armes nucléaires. Et ils ajoutent que si les Iraniens sont autorisés à continuer de violer les garanties de l’AIEA, un dangereux précédent serait créé.
«Téhéran pourrait exagérer sur une question que Washington et ses alliés européens considèrent comme distincte du JCPOA – l’enquête en cours de l’AIEA sur les garanties», déclare Andrea Stricker, chercheur à la Fondation pour la défense des démocraties, à Arab News.
«L’Iran a imposé sa volonté à l’AIEA de trois façons depuis février. Premièrement, Téhéran a forcé l’agence à négocier un accord de surveillance, ce qu’elle ne devrait jamais faire avec aucun État.»
En tant que membres du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, les États signent un accord de garanties généralisées de l’AIEA et peuvent ajouter un protocole supplémentaire, mais ils n’ont pas la possibilité de choisir les éléments de ces accords auxquels ils se conformeront. En laissant l’Iran le faire, l’AIEA a créé un précédent très dangereux dont pourraient profiter d’autres États proliférants.
L’une des conditions les plus controversées du JCPOA était de mettre un terme à toute nouvelle révélation et inspection publiques des recherches et essais militaires iraniens liés aux armes nucléaires. Six ans plus tard, on a plutôt l’impression que les révélations d’un raid d’une agence d’espionnage israélienne en 2018 – qui a récolté des tonnes de documents iraniens classifiés détaillant divers travaux restés secrets dans le domaine des armes nucléaires – devraient inciter une enquête approfondie de l’AIEA sur les dimensions militaires du programme nucléaire de Téhéran.
«Il y a une incompatibilité fondamentale avec la façon dont le JCPOA a été utilisé de 2015 à 2018 pour suspendre l’enquête de l’AIEA, et le fait que de nouvelles informations sur les activités nucléaires de l’Iran ont depuis été révélées», déclare Stricker.
«Cela montre que l’AIEA ne peut pas clôturer de manière superficielle une enquête ouverte sur les garanties. Il doit d’abord déterminer méthodiquement si le programme nucléaire iranien a des dimensions militaires et chercher à faire en sorte que de telles activités prennent fin.»
«De 2002 à 2015, l’AIEA a étudié les dimensions militaires possibles du programme nucléaire iranien. Cependant, le JCPOA et la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU ont poussé l’AIEA a un autre compromis dévastateur: clôturer son enquête et publier un rapport final incomplet.»
Jason Brodsky, analyste du Moyen-Orient et rédacteur en chef chez Iran International, affirme que Téhéran n’a pas encore été tenu responsable par le P4 + 1 (Royaume-Uni, France, Russie et Chine plus l’Allemagne) pour son escalade et son stockage de l’uranium enrichi, en raison de la détermination de ces pays à préserver le JCPOA, dans l’espoir, peut-être calculé, que la résistance mènera à encore plus de concessions.
«Il convient de noter que la communauté internationale s’est plutôt contentée de discours tout en continuant à négocier après l’annonce de l’Iran en avril selon laquelle il enrichissait de l’uranium jusqu’à 60%», dit-il à Arab News.
«Cependant, si l’Iran adopte une telle position sur l’accord de surveillance de l’AIEA, il risque de s’isoler davantage.»
Alors qu’il fait consensus chez les analystes que la ligne dure de Téhéran vise à obtenir des concessions des États-Unis et des autres signataires du JCPOA tout en sacrifiant peu en retour, la lutte de pouvoir qui se déroule à l’approche de l’élection présidentielle iranienne en juin est un facteur à prendre en considération.
«Certes, c’est le chef suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, à qui revient la décision finale sur ces questions, mais le Conseil suprême de sécurité nationale (SNSC) a un rôle à jouer. Et la dynamique interne du SNSC a changé depuis la signature de l’accord nucléaire initial en 2015», déclare Brodsky.
«Le président Hassan Rohani fait face à la concurrence de Ghalibaf et du juge en chef Ebrahim Raisi, qui ont tous deux rejoint le SNSC après la création du JCPOA. Ce qui a encore compliqué les choses, c’est la décision de Raisi de se présenter à la présidence. C’est en partie la raison pour laquelle nous voyons des messages contradictoires de Téhéran sur l’accord de surveillance de l’AIEA.»
Les groupes de défense opposés à l’accord nucléaire de 2015 ont également averti qu’un nouvel accord serait incomplet s’il n’abordait pas les liens de l’Iran avec un certain nombre de groupes terroristes répertoriés et son accueil des dirigeants d’Al-Qaïda.
Bryan E. Leib, directeur exécutif d’Iranian Americans for Liberty, ne mâche pas ses mots: «L’administration Biden joue un jeu dangereux avec l’État sponsor du terrorisme le plus notoire au monde, qui met en fin de compte en danger les alliés américains et les troupes américaines dans la région qui font face à ce régime agressif», souligne-t-il.
Les préoccupations de Leib sont partagées par de nombreux anciens responsables de l’administration Trump qui ont appliqué le principe de «pression maximale», qui a relancé et étendu les sanctions contre le réseau de recherche et de développement nucléaire iranien, ainsi que contre les individus et les organisations liés au terrorisme. Leur inquiétude est que la stratégie de négociation de Washington mettrait non seulement la sécurité des États-Unis en danger, mais également celle du Moyen-Orient.
Ils affirment que la position ferme de l’Iran sur les inspections de l’AIEA, sa demande d’allègement des sanctions et l’intensification de son activité nucléaire se sont accompagnées d’une collaboration continue avec des groupes militants régionaux.
«En raison de sa volonté (de l’administration Biden) de mettre un terme à la pression et de faire des concessions sans précédent au régime iranien, je pense que l’Iran a le sentiment qu’il détient toutes les cartes des négociations nucléaires», précise Simone Ledeen, ancienne responsable du Pentagone de Trump, à Arab News.
«En fait, début mai, un haut responsable de l’administration a déclaré aux journalistes que “le succès ou l’échec dépend désormais de l’Iran”. C’est l’indication la plus frappante et la plus troublante que l’administration américaine reste insensible aux nombreux signaux indiquant que l’Iran ne fera aucune concession.»
L’opinion de Ledeen est appuyée par Len Khodorkovsky, un ancien haut responsable du département d’État, qui déclare: «L’étonnante générosité de l’administration Biden à Vienne a sans aucun doute motivé le régime iranien à repousser encore les limites. La grande préoccupation est que l’administration Biden, comme l’administration Obama, est prête à tout sacrifier sur l’autel d’un accord, même un mauvais accord qui nuit à la sécurité nationale américaine et à celle de nos alliés régionaux.»
En dernière analyse, Téhéran n’est pas plus près d’atteindre son objectif de faire en sorte que le président Joe Biden trouve un moyen de revenir dans le JCPOA que lorsque celui-ci est entré officiellement à la Maison Blanche en janvier. En effet, à son rythme actuel d’enrichissement d’uranium déclaré, l’Iran pourrait très bien se retrouver avec les moyens de faire exploser un engin nucléaire, mais par là même ne pas obtenir l’allègement des sanctions dont il a désespérément besoin.
D’un autre côté, comme le chef de l’AIEA Grossi le souligne diplomatiquement dans l’interview qu’il a accordée au Financial Times, «face à un programme avec le degré d’ambition et de sophistication que mène l’Iran, il faut un système de vérification très robuste, très solide… sinon le résultat devient très fragile».
Empêcher l’Iran d’acquérir la capacité de fabriquer des armes nucléaires nécessitera, au moins, des mesures contraignantes appuyées par une surveillance stricte de toutes les installations souterraines de l’Iran, y compris celles qu’il n’aurait pas divulguées.