DUBAÏ: Des scènes d’horreur et de souffrance humaine qui envahissent la bande de Gaza ces derniers jours ressort une série d'images.
Peu après 15h (heure locale) samedi dernier, des roquettes tirées par des drones israéliens se sont abattues sur un gratte-ciel situé au centre de la ville de Gaza. Cinq minutes seulement après cette première frappe, des missiles plus lourds, tirés par des chasseurs-bombardiers israéliens, ont percuté un immeuble de douze étages, selon des témoins. La structure s'est alors effondrée dans un nuage de poussière et de débris.
Israël a par ailleurs détruit d'autres bâtiments à Gaza au cours de la semaine passée, comme il l'avait fait lors de son incursion terrestre de 2014, et il a détruit des tunnels et des maisons susceptibles d’être utilisés par les dirigeants du Hamas, le groupe palestinien qui contrôle le territoire. Mais cette attaque est bien différente.
En effet, la tour en question abritait les bureaux de l'agence de presse américaine Associated Press (AP), le réseau de la chaîne Al-Jazeera, financée par le Qatar, ainsi que des médias locaux.
Les Forces de défense israéliennes (FDI) ont fait savoir via Twitter qu'elles «ciblaient des armes que le Hamas cachait dans des bâtiments civils à Gaza». Toutefois, cette affirmation reste à prouver. L'AP a précisé que «rien n'indiquait» la présence du Hamas dans ce bâtiment, et qu’il aurait été indispensable que ce soit «soigneusement vérifié» afin d’éviter de mettre les journalistes en danger.
De son côté, l'AP a fait savoir qu'une douzaine de ses employés et free-lance se trouvaient dans le bâtiment au moment de l'alerte des FDI. Aucun d'entre eux n'a été blessé. Al-Jazeera n'a signalé aucune victime, mais elle affirme que des équipements et des enregistrements de valeur ont été perdus.
La guerre médiatique occupe depuis bien longtemps une place centrale dans le conflit entre Israël et le Hamas. Les deux parties sont conscientes que des images et des récits simples mais puissants sont en mesure d'influencer la communauté internationale plus que ne le feraient des mois de diplomatie officielle ou d'action militaire conventionnelle. Bien souvent, les issues du conflit sont contestées et il est souvent difficile de discerner les événements et les motivations sous-jacentes, qui ne se révèlent qu'après des mois et des années d'enquête.
Ce n'est pas la première fois que les médias se retrouvent dans la ligne de mire des conflits au Moyen-Orient comme cela a été le cas la semaine dernière à Gaza. En 2019, un tribunal américain a attribué au gouvernement du président syrien, Bachar al-Assad, la responsabilité de la mort de Marie Colvin, une correspondante de guerre américaine de 56 ans, au mois de février 2012, dans la ville assiégée de Homs. Elle a trouvé la mort, comme le photographe français Rémi Ochlik, âgé de 28 ans, dans le bombardement qui a touché le bâtiment où ils se trouvaient tous deux.
En 2003, deux journalistes, un caméraman de Reuters et le présentateur d’une chaîne de télévision espagnole, ont péri sous les tirs d'un char américain qui visaient l'hôtel Palestine de Bagdad. Ce bâtiment était le lieu de prédilection des journalistes et des médias qui assuraient alors la couverture de l'invasion menée par les États-Unis.
On compte aussi l'incident de la Flottille de la liberté pour Gaza, en 2010: six bateaux, qui avaient essentiellement à leur bord des Turcs pro-palestiniens, ont tenté de se rendre dans la bande de Gaza mais ils ont été bloqués en mer par des commandos israéliens qui sont descendus à bord en rappel.
L'objectif des militants était de montrer que la bande de Gaza était – et est toujours – isolée du monde extérieur dans la mesure où Israël en contrôle l'accès et où les Palestiniens qui vivent sur ce territoire sont assiégés; ils ne connaissent que de rares perspectives économiques, voire aucune. Les activistes prétendaient être des humanitaires, même si certains d'entre eux bénéficiaient du soutien d'équipes de médias et de télévision qui disposaient de matériel professionnel.
Ce jour-là, Israël a annoncé que des partisans de la ligne dure, résolus à engager une confrontation, s'étaient mêlés aux manifestants plus pacifiques. Ces perturbateurs se sont rassemblés à bord de l'un des six bateaux et ils ont provoqué de incidents violents lorsqu'ils ont voulu s'emparer des armes des soldats. Neuf personnes au moins ont perdu la vie dans cet incident.
Aux yeux des défenseurs d'Israël, les actions de ces commandos témoignent de leur compétence militaire et de leur bravoure.
Leurs détracteurs, quant à eux, les perçoivent comme des troupes prêtes à appuyer sur la gâchette pour défendre le blocus illégal.
Concernant l’incident plus récent, Israël a affirmé que la tour en question, située dans la ville de Gaza, abritait, indépendamment des journalistes et des résidents qui y vivaient, un service de renseignement du Hamas. Israël accuse souvent les militants palestiniens de se servir de citoyens et de bâtiments civils pour couvrir leurs activités.
«C'est une cible tout à fait légitime», a déclaré dimanche le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, après la destruction de la tour. Ses défenseurs ont aussitôt brandi un article de Matti Friedman, ancien journaliste d'AP, publié dans le magazine The Atlantic en 2014, au lendemain de l'incursion sanglante d'Israël dans la bande de Gaza. Friedman explique avoir observé que le bâtiment était également utilisé par le Hamas.
«Le Hamas a compris qu'il était possible, au besoin, d'intimider les reporters sans que ces derniers ne signalent ces intimidations. Le personnel de l'AP dans la ville de Gaza a pu ainsi constater que des roquettes lancées tout près de son bureau mettaient en danger les reporters et les civils des environs sans que l'AP ne le signale, pas même dans ses articles qui relaient les affirmations d'Israël selon lesquelles le Hamas lançait des roquettes depuis des zones résidentielles», avait écrit Friedman.
Nous refusons catégoriquement cette interprétation. Le président et directeur général de l'AP, Gary Pruitt, a déclaré dimanche dernier dans un communiqué que son agence exerçait ses activités dans la tour Al-Jalaa depuis quinze ans. «Aucune indication ne nous a laissé penser que le Hamas était présent ou actif dans l'immeuble», a-t-il fait savoir, avant d'ajouter: «Nous ne mettrons jamais délibérément nos journalistes en danger.»
L'autre locataire du bâtiment, Al-Jazeera, est depuis longtemps la bête noire du gouvernement israélien. En 2017, Israël a interdit cette chaîne de télévision au motif qu'elle entretenait des relations trop étroites avec le Hamas.
Avigdor Lieberman, alors ministre israélien de la Défense – et partisan de la ligne dure –, avait apparenté certains reportages diffusés par la chaîne d’une propagande digne de «l'Allemagne nazie». La chaîne a souvent été accusée par d'autres pays arabes de véhiculer les opinions du Qatar et des Frères musulmans, proches du Hamas.
Les défenseurs d'Al-Jazeera soutiennent que la chaîne raconte l'histoire telle qu'elle est perçue par les deux parties de tout conflit et qu'elle veille à obtenir des commentaires provenant des porte-parole d'Israël. C’est en outre la première chaîne qui a couvert des zones auparavant inconnues et dangereuses telles que Gaza et l'Afghanistan; elle a permis de faire entendre la voix de ceux qui étaient marginalisés jusque-là.
Selon les défenseurs d'Al-Jazeera, le gouvernement israélien nationaliste, dirigé par Netanyahou, cherche en réalité à supprimer toute vérité gênante et à détourner l'attention des activités qu'il mène, notamment de la construction de colonies considérées comme illégales par la quasi-totalité de la communauté internationale.
S'adressant à Arab News sous couvert d’anonymat, un ancien journaliste d'Al-Jazeera affirme cependant: «Si vous suivez de près la façon dont Al-Jazeera couvre les troubles qui secouent le Moyen-Orient depuis des décennies, que ce soit l'invasion et l'insurrection de l'Irak, le renversement du gouvernement islamiste en Égypte ou les guerres d'Israël contre le Hamas et le Hezbollah, vous comprendrez, sans l'ombre d'un doute, l’objectif éditorial de la chaîne.
«Lors de l'invasion et de l'occupation de l'Irak par les États-Unis, l'attitude ouvertement hostile de cette chaîne de télévision financée par un allié stratégique a suscité la frustration, la colère et le désarroi des responsables américains, au point que le président George Bush aurait même envisagé de bombarder le siège d'Al-Jazeera à Doha en 2004.»
«Les responsables israéliens éprouvent probablement la même colère devant la couverture agressive qu’assure la chaîne à chaque fois qu'un conflit survient à Gaza. Ce sentiment pourrait bien nourrir des incidents tels que l'attaque contre la tour – à moins que le gouvernement israélien ne détienne, dans chaque incident, une information que le reste du monde ignore», ajoute le journaliste.
Le monde sait en revanche que les journalistes sont souvent pris dans le feu croisé de ces opinions divergentes, littéralement comme métaphoriquement.
Le Centre palestinien pour le développement et la liberté des médias, un groupe de réflexion, révèle que, sur la période allant de 2000 au mois de septembre 2018, Israël a assassiné quarante-trois journalistes en Cisjordanie et à Gaza. Par ailleurs, Ignacio Miguel Delgado Culebras, représentant pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord auprès du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), fait savoir ce lundi que le CPJ a documenté le bombardement de trois bâtiments qui abritaient quinze organes de presse au cours de la semaine écoulée.
«Certains reporters locaux ont été blessés lors des frappes aériennes et nombre d'entre eux ont assisté à la destruction du matériel qui se trouvait dans les locaux bombardés. En outre, des journalistes ont été blessés et interpellés alors qu'ils couvraient des manifestations en Cisjordanie. Rien ne semble indiquer que ces atteintes à la liberté de la presse cesseront de sitôt», indique M. Culebras à Arab News.
«Les forces de défense israéliennes savaient où se trouvaient les bâtiments et elles ont demandé aux habitants de les évacuer peu avant les frappes aériennes. Elles prétendent également que ces bâtiments abritaient les services de renseignement et les bureaux militaires ou une présence quelconque du Hamas, bien que l'AP ait affirmé ne pas en avoir connaissance.»
«Ces bombardements, auxquels s’ajoute le fait qu'aucun journaliste étranger n'est autorisé à entrer à Gaza, laissent soupçonner qu'Israël cherche à éviter toute couverture des frappes aériennes et des opérations militaires effectuées dans la bande de Gaza», explique-t-il.
Finalement, des experts considèrent que les événements survenus à Gaza et dans d'autres régions de Cisjordanie et d'Israël sont révélateurs des dangers de plus en plus grands que courent les journalistes qui travaillent dans des zones de conflit où les fronts sont souvent difficiles à distinguer.
Selon Aidan White, fondateur de l'Ethical Journalism Network («Réseau de journalisme éthique»), si la destruction des biens des médias dans la ville de Gaza est préoccupante, elle n'a pourtant rien d'inhabituel. «Si l'on se penche sur les vingt-cinq dernières années, le ciblage des bâtiments abritant des médias et des journalistes eux-mêmes a connu une recrudescence spectaculaire», confie-t-il à Arab News.
Ce phénomène résulte «notamment de la capacité accrue des médias à couvrir les zones de guerre – et à signaler les actes répréhensibles, les comportements inappropriés ou les crimes de guerre – et de l'évolution des technologies».
«La première victime d’une guerre est la vérité»: cette réflexion semble des plus pertinentes en cette période de campagne israélienne contre Gaza. Mais, une fois encore, la vérité est rarement dite en temps de guerre. L'histoire n'est écrite que lorsque les batailles sont livrées, que les trêves sont signées et que les combats sont éteints.
Seuls les faits recueillis en temps de crise et de violence s’avèrent déterminants pour écrire l'histoire.
Twitter: @rebeccaaproctor
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.