TUNIS: Le nouveau ministre du Transport et de la Logistique, qui fut directeur adjoint de l’Unesco, a fait du sauvetage du transporteur aérien national – qui n’a jamais été aussi mal en point – sa priorité absolue.
Retards, annulations de vols, dégradation de la qualité de ses services : Tunisair n’est plus ce qu’elle était. Elle rappelle une certaine compagnie aérienne africaine, disparue, que ses clients avaient fini par affubler d’un sobriquet inoubliable : «Air peut-être».
La dégradation de l’image de la compagnie a inévitablement entraîné celle de sa santé financière. Bien portante en 2010, avec des réserves de 500 millions de dinars (153 millions d’euros), elle se retrouve aujourd’hui dans le rouge, ainsi que l’a démontré lundi 8 mars aux députés celui qui est le ministre du Transport et de la Logistique depuis le mois de septembre 2020, Moez Chakchouk.
Avec 1,17 milliard de dinars (soit 360 millions d’euros) de pertes cumulées depuis 2011, une dette de plus de 900 millions de dinars (276 millions d’euros) et des fonds propres négatifs de 870 millions de dinars (266 millions d’euros), Tunisair risque même la dissolution, à défaut d’une recapitalisation. Le ministre n’a pas soufflé mot de ce scénario catastrophe car, pour lui, il est tout simplement inenvisageable.
Cette situation critique est imputable à plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est une «maladie» que Tunisair a en commun avec la plupart des entreprises publiques : le sureffectif. Depuis 2011, les gouvernements successifs ont imposé des recrutements pour apaiser la grogne sociale.
Tunisair a dû en effectuer près de 1 200. Avec un effectif de 7 600 employés, la compagnie compte aujourd’hui en moyenne 280 agents par avion, contre moins de 100 pour la Royal Air Maroc, qui possède au total 4 600 employés. Le sureffectif a pour corollaire l’explosion de la masse salariale, passée de 220 à 340 millions de dinars (67 à 104 millions d’euros).
En outre, la mainmise de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) sur Tunisair a contribué à la dérive. Karim Elloumi, commandant de bord et président de la Fédération tunisienne des pilotes de ligne (FTPL), partage cette analyse et ajoute que ce syndicat ouvrier «contrôle et dirige l’entreprise depuis près de six ans».
«De mon temps, j'interdisais aux syndicats de s’immiscer dans la gestion des affaires courantes. Par la suite, les PDG ont peut-être laissé faire, craignant d'être dégagés», confirme Rabah Jerad, PDG de 2012 à 2014. Ce dernier a dû démissionner malgré le soutien des syndicats de pilotes et des cadres et sous la pression des agents au sol et des techniciens. «La centrale syndicale ne s'oppose jamais à ses syndicats de base car elle a besoin d'eux lors des grandes manifestations», explique-t-il.
L’UGTT use et abuse de grèves et de sit-in pour arriver à ses fins. La fin du travail intérimaire et la réintégration du personnel de trois filiales au sein de la société-mère a engendré un surcoût de 20 millions de dinars par an. Soit 200 millions (61 millions d’euros) en dix ans, ce qui représente près du cinquième des pertes cumulées.
Karim Elloumi reproche également à l’UGTT de «privilégier le social au détriment de la sécurité, notamment en imposant le recrutement de personnes qui n’ont pas les qualifications requises pour leurs postes». Ce qui a failli coûter cher à Tunisair: en 2020, elle a failli être blacklistée par l’Union européenne.
Tunisair a également souffert de la crise du tourisme consécutive aux deux attentats terroristes de 2015 ainsi que de la perte du marché libyen – 30% de son activité – à cause de la guerre en Libye. La pandémie de la Covid, qui a entraîné une perte sèche de 300 millions de dinars (92 millions d’euros) en 2020, a achevé de la mettre à genoux.
N’ayant plus les moyens de payer ses fournisseurs, Tunisair ne dispose plus que de quatre avions opérationnels. Le ministre du Transport et de la Logistique veut porter son parc à dix-neuf avions au moins avant l’été, ce qui passe par la réparation d’une quinzaine d’appareils, afin d’éviter la perte de parts de marché et de relancer l’activité.
Après l’échec d’Olfa Hamdi, recrutée le 4 janvier et limogée le 22 février en raison d’un «cumul d’erreurs graves», selon le ministre – parmi lesquels un combat frontal avec l’UGTT –, Chakchouk a jeté son dévolu sur une valeur sûre pour conduire le difficile chantier du sauvetage : Khaled Chelly, qui était jusque-là directeur général de l’une des filiales de Tunisair, Tunisair Express.
Selon Karim Elloumi, ce pur produit de Tunisair, qui a aussi dirigé l’Office de l’aviation civile et des aéroports (Oaca), est l’homme de la situation. Il a notamment côtoyé, en tant que directeur général adjoint, celui que Karim Elloumi considère comme le «meilleur PDG» qu’ait connu Tunisair : Rabah Jerad.
Chelly va devoir prendre des mesures difficiles et faire en sorte que le personnel les accepte. L’un des problèmes à résoudre est celui du sureffectif. Au mois de janvier 2020, le PDG Elyes Mnakbi – remercié en janvier 2021 – avait estimé que, pour rétablir son équilibre financier, Tunisair devait licencier 4 800 de ses 7 800 employés. Même ceux qui auront la chance de garder leurs postes devront probablement faire des sacrifices.
Cependant, Chakchouk affirme qu’on ne peut parler de «dégraissage» en cette phase de sauvetage, et il préfère procéder, auparavant, à une réaffectation. Le président de la FTPL propose en outre de mettre fin au détachement de près de 500 employés venus d’autres entreprises publiques.
D’après Elloumi, il faudra probablement réduire également les primes, voire les salaires; ce à quoi l’UGTT risque de s’opposer. Mais le nouveau patron de Tunisair semble en mesure de faire passer cette amère pilule. C’est du moins ce que veut croire le commandant de bord, qui lui reconnaît plusieurs qualités : «Doté d’un background à la fois financier et commercial, il a bien géré les deux entreprises qu’il a dirigées, et le personnel l’apprécie. Par ailleurs, il a su parler au syndicat lorsqu’il était directeur général adjoint de Tunisair», assure Karim Elloumi. En clair, selon le commandant de bord, «Khaled Chelly constitue la dernière chance pour Tunisair» de sortir de l’ornière.