L'assassinat de six travailleurs humanitaires français dans la région de Kourė au Niger le l0 août a révélé l'ampleur du défi sécuritaire au Sahel, en proie à une vague continue d'actes terroristes mortifères et sanglants.
Les dirigeants des pays sahéliens, regroupés dans le cadre du " G5 Sahel ", ont tenu leur dernier sommet à Nouakchott en Mauritanie le 30 juin 2020 en présence du président français et du Premier ministre espagnol, pour évaluer leurs stratégies communes de lutte contre les mouvements terroristes qui sévissent toujours dans la vaste bande du Sahel .
Par Sahel, nous désignons un vaste espace géopolitique qui s'étend de la Mauritanie au Darfour (ouest du Soudan), englobant ainsi l'ouest saharien et les contrées riveraines des deux lacs qui traversent cette bande immense (le Niger et le Tchad),constituant ainsi la profondeur méridionale du Maghreb et la frontière naturelle et stratégique entre le pourtour méditerranéen et l'Afrique subsaharienne.
Souvent considéré de nos jours comme zone marginale, pauvre et assistée, foyer permanent de tensions et de dangers, le Sahel fut, du haut Moyen-âge aux temps modernes, le centre de gravité de deux espaces organiquement interconnectés, l'Afrique occidentale et le monde saharien. Le commerce transsaharien millénaire a profondément marqué cette large zone dans sa configuration urbaine, culturelle et sociale, instituant des modalités propres de gestion du commerce caravanier dans ses flux et réseaux, des dispositifs de gouvernance politiques qui se sont adaptés au gré de l'histoire aux fluctuations socio- religieuses imposées par les contextes riverains. Cette région a connu successivement l'émergence des grands empires multiethniques et multi-religieux (empires de Ghana, du Mali, de Songhaï),des tentatives d'unification avec le grand Maghreb lors de l'épopée almoravide et de l'expédition militaire saadie à Tombouctou, et des sultanats guerriers qui furent au 19eme siècle les dernières tentatives d'unifier l'espace sahélien avant la colonisation française (les empires Sokoto, Macina, Fouti).
Bien que le Sahel fut naguère, par ses empires puissants, ses villes - oasis prospères ( réels ports du trafic caravanier), une composante essentielle de l'économie- monde et un acteur principal dans la dynamique géopolitique mondiale, son image et statut se sont gravement détériorés avec la nouvelle équation postcoloniale, réduisant ainsi les pays sahéliens indépendants à des entités politiques creuses et fragiles, en déficit de structures élémentaires de gestion et d'administration de la nouvelle constellation géopolitique issue de la décomposition de l'empire colonial ouest africain.
Le défi principal affronté par l'État postcolonial sahélien consistait à assumer le passif des politiques coloniales de constitution et reconstitution de l'imaginaire identitaire autochtone, conduisant à un enjeu de compétions et de rivalités tribalo - ethniques explosif, attisé par les modes de gouvernance politiques axés sur le népotisme, la corruption, le favoritisme et le clientélisme à fin électoraliste.
Des régions entières se sont ainsi exclues des politiques de développement, et des pans entiers de l'économie (essentiellement extractive et rentière) ont été dévoyés au profit du pouvoir politique et de sa domination autoritaire sur la multitude divisée, amorphe, en quête de reconnaisse citoyenne égalitaire.
Les stratégies de reconfiguration identitaires amorcées par l'ethnographie coloniale à partir du 19ème siècle ont conduit à un vaste échafaudage biopolitique ( au sens foucauldien de pouvoir sur la vie des gens ) qui a altéré de façon indélébile les relations intercommunautaires qui furent par le passé flexibles, ouvertes et dynamiques.
De l'identité " narrative " (Paul Ricœur) qui s'articule et se transforme selon des enjeux multiples de reclassement statutaire et de transformations socio - culturelles incessantes, les structures communautaires sahéliennes sont passées au modèle d'identité ontologique figée à connotation native et raciale, faisant ainsi le lit au spectre redoutable d'identités " meurtrières " ( titre du livre célèbre d'Amin Maalouf).
Le long processus millénaire de mixage linguistique et de métissage culturel au Sahel s'est donc estompé, remplacé par un contexte de guerre civile généralisée alimentée par les mouvements radicaux qui se sont greffés sur les nouveaux circuits de l'économie criminelle régionale ayant pris les devants sur le domaine public en plein déconfiture.
Les stratégies locales et internationales de lutte contre le terrorisme dans le Sahel ne pourraient donc être efficaces, s'ils se cantonnaient dans les aspects sécuritaires et militaires (par ailleurs nécessaires et indispensables). L’angle d'attaque prioritaire doit être l'exigence de renouer avec la notion d'identité sahelo- saharienne, fruit d'une tradition commune profonde et d'un imaginaire riche qui, tout en étant une idée régulatrice forte, est aussi un idéal réaliste et réalisable.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.