BEYROUTH: Convocations, interpellations et arrestations sont désormais le quotidien des journalistes, blogueurs et humoristes au Liban. Ce pays autrefois porte-étendard de la liberté d’expression dans la région s’en prend désormais à tout militant, et plus particulièrement à ceux qui utilisent les réseaux sociaux pour exprimer leurs opinions.
Ramy Finge est dentiste, il habite Tripoli. Il a été récemment convoqué par la police. «Je suis accusé de "distribution de nourriture aux manifestants”», explique à Arab News en français cet homme qui s’implique depuis toujours dans des actions caritatives.
Quelques semaines après le soulèvement du mois d’octobre 2019, Ramy Finge a mis en place une soupe populaire pour venir en aide aux plus démunis, distribuant à domicile de la nourriture aux habitants de sa ville à l’occasion des divers confinements liés au coronavirus.
«Je sais que cela ne sera pas la dernière interpellation. L’officier qui m’a convoqué était très gêné en m’interrogeant. Il y a plus de vingt ans, j’étais son témoin de mariage. Durant toutes les manifestations de Tripoli, c’est moi qui négociais entre les manifestants et la police pour l’ouverture des routes. Parmi les questions qui m’ont été posées figurait celle-ci : “Qui finance ta cuisine populaire ?”», rapporte-t-il avec une pointe d’amertume dans la voix.
«À Tripoli, nous sommes nombreux à nous mobiliser pour soutenir les moins nantis. Nous utilisons notre propre argent pour aider les autres habitants de la ville», s’insurge-t-il.
«Je m’attends à l’avenir à davantage d’atteintes aux libertés, mais cela ne m’empêchera pas de faire mon travail auprès de la communauté. Cela ne me poussera pas non plus à partir», assure-t-il, résolu. «Je n’arrêterai jamais de soutenir la communauté», ajoute-t-il.
Pendant que la livre libanaise continue sa chute vertigineuse – la monnaie locale a déjà perdu plus 90% de sa valeur face au dollar en moins d’un an - les autorités libanaises ne trouvent rien de mieux que de museler la moindre voix qui s’élève contre elles, alors que l’extrême pauvreté devient le lot de la majorité de la population.
La semaine dernière, c’est Shaden Fakih une jeune humoriste très critique du gouvernement libanais et qui ne mâche pas ses mots sur les réseaux sociaux, qui a reçu une convocation l’enjoignant de se rendre devant le bureau de la cybercriminalité. Son rendez-vous a finalement été remis à une date ultérieure.
Deux semaines plus tôt, de nombreux manifestants de Tripoli, la capitale du Liban Nord et la ville la plus pauvre au bord de la Méditerranée, ont été interpellés par la police pour des motifs aussi divers et variés que l’atteinte à la paix civile ou le terrorisme. *
Il y a trois semaines, les autorités ont interdit à Michel Chamoun, un entrepreneur âgé de 29 ans, de quitter l’aéroport de Beyrouth alors qu’il se devait se rendre aux Émirats arabes unis pour y travailler quelques jours. Au mois de janvier 2020, lors d’une manifestation au centre-ville de Beyrouth, un policier a tiré en sa direction à bout portant ; il a perdu deux doigts de sa main droite.
«Depuis octobre 2019, j’ai passé une quinzaine de nuits hors de chez moi parce que je savais que j’étais recherché par la police. J’étais traqué», raconte-t-il à Arab News en français.
«Je passe beaucoup de mon temps à la gendarmerie de Jounieh, dont le responsable est un officier proche du chef du CPL. Je suis également souvent interpellé par les services de renseignements pour toutes sortes de motifs farfelus : soit je mets la paix civile en danger, soit je suis en train d’encourager les dissensions communautaires...», soupire-t-il.
«La veille de mon voyage, quelqu’un a tiré en direction de ma voiture, généralement conduite par ma femme, qui était en stationnement. Une balle a même atteint le marchepied du 4x4. Je sais qu’il s’agit d’un message, mais je ne me tairai pas, je ne quitterai jamais le pays. Je n’ai qu’une peur : celle d’être tué», confie-t-il.
Chamoun est un activiste qui a manifesté à plusieurs reprises depuis le début du soulèvement populaire. Également actif sur Twitter, il y critique ouvertement les dirigeants libanais, et notamment le président de la République Michel Aoun, ainsi que son gendre, l’ancien ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, actuellement chef du parti du Courant patriotique libre (CPL).
Human Rights Watch dénonce
Dans son dernier rapport publié au mois de janvier dernier, Human Rights Watch (HRW) dénonce les nombreuses atteintes à la liberté d’expression au Liban.
«Au Liban, la vie des citoyens libanais, des migrants et des réfugiés devient de plus en plus insupportable de jour en jour», avait déclaré Aya Majzoub, spécialiste du Liban, à Human Rights Watch, avant d’ajouter : «Pourtant, l'élite politique se dispute toujours sur la façon de diviser ce butin qui diminue afin de s'enrichir tout en appauvrissant le pays.»
Au cours de la même période, Amnesty International avait alerté l’opinion en publiant un rapport: «Depuis le mouvement de protestation du 17 octobre 2019, les autorités libanaises intensifient leur campagne de harcèlement contre les journalistes et les militants en s’appuyant sur la législation relative à la diffamation, qui restreint le droit à la liberté d’expression; les forces de sécurité et l’armée libanaise ont convoqué, interrogé et tenté d’intimider des dizaines de personnes qui avaient critiqué les autorités sur les réseaux sociaux. Or, aucun de ces organes n’est chargé d’enquêter sur les affaires en rapport avec la liberté d’expression.» Dans son rapport, l’ONG appelle les autorités libanaises à «cesser immédiatement de harceler les militants».
Assassinats politiques
L’été dernier, un collectif de quatorze organisations locales et internationales, dont HRW, Amnesty International et Samir Kassir Eyes (SKeyes) a vu le jour, notamment pour tirer la sonnette d’alarme.
Ce collectif dénonce l’attitude du pouvoir libanais dans un communiqué : «Au lieu de répondre aux appels des manifestants qui réclament des comptes, les autorités mènent une campagne de répression contre ceux qui exposent la corruption et critiquent légitimement les défaillances significatives du gouvernement.»
«Bien que le Liban soit perçu comme l’un des pays les plus libres du monde arabe, de puissantes personnalités politiques ou religieuses utilisent de plus en plus les lois pénales sur la diffamation et les insultes comme outil de représailles contre les détracteurs», déplore également le texte.
Interrogé par Arab News en français sur le sujet, Ayman Mhanna, directeur exécutif de SKeys, souligne que, «avec le pouvoir et les partis actuels, dont les membres n’ont jamais connu la démocratie, ni dans leur formation personnelle, ni dans leur formation au sein du parti, on ne peut pas s’attendre à un comportement démocrate». Il affirme également que «le pouvoir libanais est une alliance entre des fascistes religieux, des hommes forts et des partis dirigés par des criminels de guerre et des corrompus: comment peut-on s’attendre à ce que ces gens-là se comportent de manière démocratique?»
«La situation des libertés va aller de mal en pis, parce que ces partis ont également perdu de leur légitimité, et le seul moyen dont ils disposent pour préserver leur pouvoir est la coercition», indique-t-il.
Rappelant l’assassinat, au mois de février dernier, de l’intellectuel libanais Lokman Slim, farouche opposant du Hezbollah, Ayman Mhanna s’est penché sur les crimes politiques impunis, estimant qu’ils offrent «un blanc-seing aux assassinats», avant de conclure: «Si on ne poursuit pas les assassins, ce sera beaucoup plus difficile de poursuivre les responsables d’exactions de moindre ampleur. Quand on permet l’assassinat politique, on est de facto en train d’autoriser toutes les autres violations des libertés.»