DUBAÏ: Depuis le début du mois de mars, les Libanais sont dans la rue et se livrent à une nouvelle série de manifestations, alors que la livre atteint un niveau record au marché noir. Au cours de la semaine dernière, des manifestants ont fermé la place principale des Martyrs, dans le centre de Beyrouth, tandis que d’autres ont bloqué l’autoroute qui relie la capitale du Nord et au Sud.
Un nouveau niveau de violence et de détresse s'est installé dans le pays. Des rixes ont éclaté dans les supermarchés autour des produits de première nécessité, alors que les familles luttent pour survivre. Plus de la moitié de la population vit actuellement sous le seuil de pauvreté.
Jeudi dernier, le ministre français des Affaires étrangères s’est associé aux critiques qui dénoncent l’inertie des politiciens libanais. «Ils se sont tous engagés à agir pour créer un gouvernement inclusif et à mettre en œuvre des réformes indispensables», déclare Jean-Yves Le Drian à Paris. «C’était il y a sept mois, et rien ne bouge.»
Le Liban a vécu près de deux mois de confinement strict. Cette période, qui a vivement affecté son économie et a conduit sa population au bord du gouffre, a coïncidé avec une montée des troubles civils et un assassinat politique brutal, qui a fait craindre une nouvelle instabilité.
Depuis le 14 janvier dernier, on a interdit aux citoyens qui ne sont pas considérés comme des «travailleurs essentiels» de quitter leur domicile par un confinement strict (vingt-quatre heures sur vingt-quatre) imposé après qu'une flambée des cas de coronavirus a submergé le système de santé du pays.
Les mesures sanitaires contre le coronavirus ont amplifié la misère d'une population déjà ébranlée par l'effondrement de la monnaie, de nombreux ménages étant contraints de recourir à l’aumône ou à un marché noir en plein essor.
L’impact combiné de la reprise des manifestations, de la violence politique et de la souffrance économique ébranle les Libanais, encore sous le choc du traumatisme de l’explosion du port de Beyrouth en août dernier.
Pour les familles qui sont confrontées à la misère et qui ont peu de chances d'être aidées par un gouvernement fonctionnant à peine, ce dernier confinement représente un véritable coup de massue.
«Rien de tout cela n’est surprenant», déclare à Arab News Nasser Saïdi, ancien ministre libanais de l’Économie et du Commerce.
«Les salaires diminuent. Le PIB est en baisse d'au moins 25%. Nous avons une inflation supérieure à 130%, la pauvreté générale atteint 50% de la population, la pauvreté alimentaire représente plus de 25% de la population, le chômage augmente rapidement, et des milliers d'entreprises sont en train de fermer», déplore-t-il.
«Tout cela coïncide avec le confinement. Cette décision de verrouiller le Liban, telle qu’elle a été prise, était stupide, parce qu’elle a empêché les gens d’acheter des produits de première nécessité. Et cela mène à la fermeture des usines et à l’arrêt de la fabrication», poursuit l’homme politique.
«Si vous tombez malade, vous n’avez même pas la possibilité de vous déplacer jusqu’à l’hôpital ou de bénéficier de ses services. Les hôpitaux sont pleins à cause de la Covid-19. Il y a eu une série de décisions et de politiques très mauvaises et le Liban en paie le prix. Cela va continuer. À mon avis, nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg», explique-t-il.
La détérioration de la situation économique et financière a plongé des dizaines de milliers de Libanais dans la pauvreté; mais le pire est à venir. Alors que le taux officiel du dollar américain (1 dollar = 0,84 euro) au Liban est de 1 520 livres libanaises (LBP), le prix du marché noir atteint désormais un niveau record de 10 000 LBP contre 7 000 LBP il y a à peine quelques mois.
Le 8 mars dernier, le président, Michel Aoun, a demandé aux forces de sécurité d'éviter que les routes ne soient bloquées par les manifestants après que les manifestants ont proclamé un «jour de rage». Des troupes ont été amenées à ouvrir brièvement les routes principales bloquées par les manifestants, qui les ont ensuite refermées, engageant un bras de fer sans issue avec les forces gouvernementales.
En l’absence d'un nouveau cabinet ou de la mise en œuvre de réformes, certains manifestants ont appelé à une relance du mouvement de rue de la fin de l’année 2019, qui exigeait le retrait de l’ensemble de la classe politique.
Les détracteurs du gouvernement et des diverses factions armées qui contrôlent la vie politique au Liban sont passibles de représailles pour avoir pris la parole. Le 5 février, l'intellectuel Lokman Slim, très critique envers le Hezbollah, a été retrouvé mort dans une voiture dans la région sud de Zahrani. Son corps présentait de multiples traces de blessures par balle.
QUELQUES CHIFFRES
Crise au Liban
- 405 000: nombre d’infections à la Covid-19 enregistrées.
- 19,2%: baisse du PIB en 2020.
- 1/5: proportion de la population en situation d'extrême pauvreté.
En dépit des enquêtes en cours, la milice chiite soutenue par l'Iran est considérée comme le principal suspect. De nombreux observateurs estiment que ce meurtre marque un tournant sombre dans un pays dont le sort ne tient déjà qu'à un fil.
«Malgré tous les assassinats que nous avons eus au Liban au début des années 2000 et l'invasion israélienne de 2006, nous ne nous sommes jamais sentis en danger comme aujourd’hui», déclare à Arab News Mariana Wehbe, qui dirige un cabinet de relations publiques à Beyrouth. «Quand avons-nous dû cacher nos bijoux et nos objets de valeur auparavant? Tout le monde a peur de ce qui va arriver ensuite.»
Certains observateurs craignent que le naufrage économique du Liban ne rende le peuple encore plus dépendant des factions politiques, qui leur fournirait aide et sécurité – un retour à la période de la guerre civile, entre 1975 et 1990, quand les milices régnaient en maîtres.
Bien que pessimiste, Ramzi el-Hafez, un analyste politique qui vit à Beyrouth, estime que le Liban est encore loin de connaître une réplique de la guerre qui avait anéanti le pays en 1975.
«Nous avions deux groupes armés qui se battaient. Maintenant, nous n'avons plus que le Hezbollah, et aucun groupe armé n'essaie de le combattre», explique El-Hafez à Arab News.
«Il n'y a aucun signal de guerre civile. La nouvelle phase est celle dans laquelle nous nous trouvons déjà: le Hezbollah contrôle le pays en toute impunité, et personne ne s'y oppose. En outre, le Liban a pu bénéficier par le passé de l'aide d'amis dans le Golfe et en Occident. Désormais, personne ne l’aide», constate-t-il.
«Nous essayons de résoudre nos problèmes, mais nous ne sommes pas en mesure de le faire et nos amis nous disent de nous débarrasser du Hezbollah avant d’accepter de nous aider. Au Liban, nous sommes pris au piège. C'est cela, la nouvelle phase», indique-t-il encore.
Le meurtre de Lokman Slim ne représente pas une étape significative, estime M. El-Hafez, car les meurtres de ce genre n’ont pas cessé depuis l’assassinat de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais, en 2005.
«Parfois, les assassinats sont espacés, mais, à chaque nouveau crime, les gens pensent que nous sommes entrés dans une nouvelle phase», affirme-t-il.
Tout le monde n'est pas convaincu que le meurtre de Slim soit anodin. À Tripoli, une source, qui s'est entretenue avec Arab News sous couvert d'anonymat, pense que le Hezbollah s'est retrouvé acculé.
«Il semble que le Hezbollah n’ait pas eu le choix», déclare cette source. «Quelque chose se passe en coulisses, mais nous ne savons pas encore ce que c'est. Il est périlleux pour le pays qu'une nouvelle période d'assassinats puisse avoir lieu, en plus de ce que nous traversons déjà.»
Lorsqu'un rival politique est assassiné au Liban, l'affaire est rarement résolue. Les factions et les milices dominent depuis longtemps le paysage politique. Elles se caractérisent par le clientélisme, le favoritisme social et le sectarisme.
«Avant tout accord, les partis resserrent leurs rangs», déclare la source. «Les partis politiques libanais considèrent la politique comme une entreprise et non comme un service rendu au peuple.» En conséquence, un gouvernement inefficace ne peut lancer un plan de sauvetage financier ou mettre en œuvre des réformes économiques, pourtant désespérément nécessaires pour sortir le pays du marasme.
Le sort du Hezbollah dépend, dans une large mesure, de celui de ses patrons à Téhéran, selon les analystes. Sous la pression des sanctions de l'administration Trump, l'Iran et ses divers mandataires dans la région se sont retrouvés coincés et isolés.
L’administration américaine devrait renégocier le Plan d’action global conjoint (JCPOA), l’accord nucléaire iranien, que le président Joe Biden a aidé à mettre en place au moment où il était le vice-président de Barack Obama.
Bien que l'équipe de Biden ait fait savoir qu'elle ne donnerait pas à l'Iran le même blanc-seing que celui dont il avait bénéficié au cours des années Obama pour poursuivre ses activités «malveillantes» dans la région, ce changement est de bon augure pour l'avenir des mandataires iraniens tels que le Hezbollah après les «fortes pression de Trump».
M. El-Hafez doute qu'une attitude plus conciliante des États-Unis envers l'Iran ait un effet immédiat sur le Liban.
«Je ne pense pas que nous puissions attendre quoi que ce soit de l'administration Biden à court terme», explique-t-il. «Bien que les Américains soient intéressés par un nouvel accord avec l'Iran, les négociations prendront beaucoup de temps. La dernière fois, l'accord a mis plusieurs années à se concrétiser.»
«En ce qui concerne le Liban, je ne pense pas que le pays puisse s’attendre à une aide avant un bon moment», conclut-il.
Twitter: @rebeccaaproctor
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com