BEYROUTH: Des milliers de personnes se sont rassemblées samedi après-midi, à Bkerké, siège du patriarcat maronite, pour soutenir l’appel du patriarche maronite le cardinal Béchara al-Raï à la tenue d’une conférence internationale sur le Liban. Ce message a donné de l’espoir à des milliers de Libanais de tout bord dans un pays au bord de la faillite et où la mainmise de l’Iran, à travers le Hezbollah, est devenue quasi totale.
Cette proposition a été formulée le 7 février dernier à l’occasion de l’homélie dominicale du chef de l’Église maronite. Ce dernier a estimé que «le stade final auquel est parvenue la crise institutionnelle, sociale et politique du Liban impose de recourir à des mesures drastiques et prises à temps comprenant la convocation d'une conférence internationale sous l'égide de l'ONU chargée de trouver des solutions urgentes pour éviter l'effondrement systémique du pays».
Cet appel à prendre en charge la crise libanaise adressé à la communauté internationale a été présenté par Mgr Raï comme la dernière carte à jouer face à l'absence d’initiatives proposées par les groupes politiques libanais dans ce cadre. Le prélat les juge également responsables de la situation qui sévit actuellement dans le pays.
Le Liban connaît depuis plus d’un an la plus importante crise économique de son histoire moderne, à laquelle sont venues s’ajouter l’explosion de Beyrouth le 4 août dernier et les répercussions de la pandémie du coronavirus.
Cette proposition d’internationaliser la crise libanaise a valu au patriarche maronite les foudres des autorités religieuses chiites et, bien sûr, celles du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui a entre autres qualifié de «blague» l’initiative de Bkerké.
Le patriarche maronite a été en outre vivement critiqué par la milice pro-iranienne l’été dernier lorsqu’il avait appelé à la neutralité du Liban afin que le pays préserve son rôle de pays message et qu’il ne soit plus la proie de tiraillements régionaux.
«Hezbollah terroriste»
Samedi donc, des milliers de manifestants se sont rendus à Bkerké comme s’ils usaient d’un dernier recours pour sauver leur pays de l’effondrement économique et de la mainmise iranienne.
Parmi eux, il y avait de nombreux chrétiens appartenant aux partis traditionnels des Forces libanaises et des Kataëb (Phalanges libanaises), des indépendants, des proches des victimes du 4 août, des amis de l’intellectuel libanais Lokman Slim, tué le 4 février dernier et qui était menacé depuis de longs mois par le Hezbollah, ainsi que des partisans du Parti socialiste progressiste (PSP) du chef druze Walid Joumblatt.
Il y avait également, comme c’est la coutume au Liban, des religieux de toutes les communautés libanaises venus pour donner plus de poids à l’initiative de Bkerké.
Dans un discours d’une dizaine de minutes, le patriarche maronite a invité les personnes présentes à Bkerké à ne pas «se taire face à la pluralité des allégeances, face à la corruption, face aux violations aériennes, à l'échec de la classe politique, aux mauvais choix, à l'alignement, à la dilapidation de votre argent, au désordre dans l'enquête sur l'explosion du port, à la politisation de la justice, aux armes illégales et non libanaises, à la détention des innocents et la libération des coupables». Il a clamé: «Vive le Liban uni et unifié, activement et positivement neutre, souverain et indépendant, libre et fort, prônant la coexistence et la tolérance», avant d’appeler à «l’instauration d’un État laïque».
Le chef de l’Église maronite a été interrompu durant de longues minutes par les milliers de personnes rassemblées à Bkerké qui scandaient: «Terroriste, le Hezbollah est terroriste», «L’Iran dehors», «Michel Aoun [le chef de l’État libanais], va-t’en».
Les principaux points du discours
- «Ne vous taisez pas face à l'implantation des Palestiniens et l'intégration des déplacés syriens, face au coup d'État, à la non-formation d'un gouvernement, à la confiscation de la décision et l'absence de réformes.»
- «Nous avons libéré le territoire, libérons maintenant l'État de tous ceux qui paralysent ses institutions.»
- «Il n'existe pas d'État avec deux pouvoirs en son sein, ni avec deux armées ou deux peuples.»
- «La conférence internationale vise à affirmer la stabilité et l'identité du Liban, la souveraineté de ses frontières, et son attachement à la liberté, à l'égalité et sa neutralité.»
- «Cette conférence n’a pas pour objectif le déploiement de soldats et de militaires, ni une atteinte au pouvoir décisionnel libanais.»
- «Le non-respect de la neutralité est la cause unique de toutes les crises et guerres que le pays a traversées. À chaque fois que le Liban a suivi un axe régional ou international, le peuple s'est divisé et les guerres se sont déclenchées.»
- «Le Liban est aujourd’hui confronté à un coup d'État en bonne et due forme, contre son peuple, contre la Constitution et l’accord de Taëf.»
- «Nous voulons appliquer toutes les décisions qui n'ont pas pu l'être auparavant, afin que le Liban puisse imposer sa légitimité sur l'ensemble de son territoire».
- «Nous voulons soutenir l'armée libanaise, qui est la seule à même de défendre le Liban.»
- «Nous appelons à la mise en place d’un État laïque.»
Bkerké et l’occupation syrienne
Ce n’est pas la première fois dans son histoire que Bkerké, siège du patriarcat maronite, se fait le porte-parole d’une partie non négligeable des Libanais quand toute option politique est paralysée et quand le pays du Cèdre est menacé de perdre son identité.
Le patriarche Nasrallah Sfeir, décédé au mois de mai 2019, prédécesseur de Béchara Raï, est connu pour être le père de la deuxième indépendance.
«[Il] est temps que l’État libanais étende sa souveraineté effective pour que les Libanais sentent qu’ils se trouvent sous sa protection. Maintenant qu’Israël s’est retiré [du Liban-Sud, depuis mai 2000], n’est-il pas temps que l’armée syrienne considère son redéploiement, en prélude à un retrait définitif, conformément à l’accord de Taëf?»
Le patriarche maronite, le cardinal Nasrallah Sfeir (15 mai 1920 – 12 mai 2019)
Après la fin de la guerre civile qui a eu lieu de 1975 à 1990, alors que le Liban ployait sous le joug de l’occupation syrienne, Nasrallah Sfeir avait pris position pour le départ du pays des troupes de Damas, que ce soit lors de ses visites officielles auprès des capitales occidentales, notamment à Washington, ou à travers le premier appel des évêques maronites assemblés à Bkerké, au mois de septembre 2000. Il avait alors déclaré: «[Il] est temps que l’État libanais étende sa souveraineté effective pour que les Libanais sentent qu’ils se trouvent sous sa protection. Maintenant qu’Israël s’est retiré [du Liban-Sud, depuis mai 2000], n’est-il pas temps que l’armée syrienne considère son redéploiement, en prélude à un retrait définitif, conformément à l’accord de Taëf?»
Cet appel avait permis d’édifier les bases d’une politique contre l’occupation syrienne et les troupes de Damas avaient fini par quitter le Liban au mois d’avril 2005 après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri.
Il convient également de rappeler le rôle joué par le patriarcat maronite dans la création du Grand Liban. En 1919, le patriarche maronite Elias Howayek a représenté les habitants du Mont-Liban à la conférence de Versailles, qui réunissait les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Il avait réclamé lors de cette conférence un Liban indépendant, qui ne se limite pas à la superficie du Mont-Liban. Et c’est en sa présence, le 1er septembre 1920, que le général Henri Gouraud, représentant l’autorité française mandataire sur la Syrie, a déclaré à Beyrouth la création de l’État du Grand Liban.
« Les bases d'une troisième indépendance »
Invité par Arab News en français à commenter l’événement de samedi à Bkerké, l’ancien député et ancien secrétaire général du mouvement du 14-Mars, Farès Souaid, explique: «Chaque fois que les Libanais sont confrontés à un danger, Bkerké se présente comme une garantie nationale, et pas seulement pour les chrétiens. Depuis la création du Grand Liban, Bkerké soutient l’idée de l’édification d’État de droit. Dans son discours, le patriarche Raï a repris ce que Mgr Hoyek avait dit devant le président français Georges Clemenceau lors de la conférence de paix de Versailles en 1919: «Nous voulons un État auquel adhère l’individu en sa qualité de citoyen, et non de par son identité religieuse.»
«Samedi à Bkerké, le patriarche maronite a jeté les bases d’une troisième indépendance», ajoute M. Souaid, qui note que Mgr Raï «se présente comme étant le seul garant du projet libanais basé sur la convivialité islamo-chrétienne et sur l’édification d’un État de droit basé sur la Constitution libanaise, les accords de Taëf et les résolutions des Nations unies. Ce n’est pas un nouveau discours. Mgr Raï donne de l’espoir, car cette Église maronite fait partie de l’Église universelle de Rome; les doléances des Libanais seront donc entendues par Rome, qui pourrait aider les Libanais appelant à l’organisation d’une conférence internationale pour sauver le Liban».
Sachant qu’une telle conférence ne peut avoir lieu que si l’appel vient de divers courants libanais, et non seulement du patriarche Raï, M. Souaid indique que «plus cette initiative sort de son périmètre chrétien pour devenir une initiative nationale à laquelle adhèrent tous les partis et toutes les composantes du Liban, plus elle aura de chances de se frayer un chemin pour donner naissance à une conférence internationale de paix. Mais si elle demeure une initiative chrétienne sans le soutien de l’islam libanais, je doute de la tenue d’une telle conférence».
«Le patriarche maronite n’a pas mâché ses mots. Il a parlé d’un coup d’État contre la Constitution, les résolutions internationales et les accords de Taëf, qui stipulaient entre autres la centralisation des armes qui sont entre les mains de l’armée libanaise. Avec ses armes, le Hezbollah avait considéré que, à partir de son partenariat avec le chef de l’État, Michel Aoun, il avait le blanc-seing des chrétiens. Or, ce qu’il s’est passé hier à Bkerké est la “délégitimisation” de la présidence de Michel Aoun», estime-t-il, ajoutant: «Le retour de Bkerké sur la scène va avoir des répercussions sur le paysage politique libanais».
L'importance de Bkerké et de son rôle symbolique
Le rassemblement de Bkerké et les propos de Béchara Raï ont été mal accueillis dans certains milieux militants de la gauche et de la société civile libanaise qui, depuis le 17 octobre 2019, tentent de constituer en vain une alternative au leadership libanais traditionnel, appelant à la laïcité.
Interrogé sur ce point par Arab News en français, Ayman Mhanna, membre actif de la société civile et directeur exécutif de l’ONG Skeyes, qui défend la liberté de la presse dans le monde arabe, s’exprime ainsi: «Il faut rester loin des amalgames et faire la différence entre la société civile des militants associatifs qui défendent les libertés et les droits au Liban et qui vont, dans leur discours, plus loin que Bkerké en ce qui concerne les libertés et les droits – l’Église est bien en-deçà de leurs revendications – et la société civile au sens de groupes politiques indépendants. Les groupes politiques indépendants, bien sûr, n’ont pas pu s’organiser, essentiellement à cause des points soulevés par le patriarche. Il y a au sein de ces groupes des personnes qui ont la fibre souverainiste très forte et qui se retrouvent dans le discours du patriarche maronite; ce qui prime pour d’autres est la bonne gestion économique et financière.»
Le directeur exécutif de Skeys note en outre que «les groupes indépendants ont gaspillé énormément de temps en essayant de s’unifier. Aujourd’hui, abstraction faite de l’unité, il est important d’avoir un discours clair qui exige une réforme. Cette perte de temps a créé un vide que le patriarche maronite, qui représente les groupes traditionnels, a pu remplir», poursuit-il.
Il explique encore que «ces groupes indépendants sont très diversifiés; il y a des personnes qui appartenaient au mouvement du 14-Mars, donc très souverainistes et d’autres qui viennent d’un background d’extrême gauche et s’opposent au discours d’un religieux sans écouter le contenu».
Il conclut: «Certes, le discours de Bkerké et son rôle symbolique sont très importants. Mais il importe aussi, pour effectuer des réformes, d’avoir un discours cohérent. Pour ma part, je ne peux pas accepter la corruption de personnes souverainistes, parce que le discours souverainiste est important. Je refuse également toute arme hors du contrôle de l’État, et je dis non à l’assassinat politique; or, très souvent, l’assassinat politique provient du Hezbollah. Je suis pour la justice et la fin de l’impunité contre tous les crimes commis au Liban, qu’ils soient des assassinats politiques ou des crimes économiques.»
Dimanche en soirée, des manifestations qui regroupent des supporters du Hezbollah et du mouvement Amal (la deuxième faction chiite du Liban) ont été organisées dans de nombreux quartiers de la banlieue sud de Beyrouth. Des centaines d’hommes en voiture, à moto et à pied ont brandi les drapeaux des deux partis chiites et des drapeaux iraniens. Ils ont scandé des slogans qui rendent hommage au secrétaire général de la milice pro-iranienne, ont revendiqué le droit de porter des armes et ont prêté allégeance à l’Iran.