ERBIL: Avec les preuves en main, les analystes indépendants hésitent à rejeter le blâme sur un groupe spécifique pour la frappe de roquettes de lundi contre Erbil au Kurdistan irakien. Mais ce sur quoi ils sont tous d’accord, c’est que tant le moment que la nature de l’attaque, qui visait principalement une base de l’aéroport de la ville accueillant du personnel militaire américain, indiquent fortement qu’il s’agissait d’une ou de plusieurs milices soutenues par l’Iran.
Selon les rapports, une salve d'environ 14 roquettes a frappé l'aéroport international d'Erbil et des zones résidentielles avoisinantes, tuant un entrepreneur civil et blessant au moins neuf personnes.
Des extraits vidéo de l'incident ont rapidement inondé les médias sociaux et ont suscité un long débat sur Twitter parmi les analystes de la défense sur l'action américaine dans cette situation.
David Pollock, membre affilié du Bernstein à l'Institut de Washington, a souligné que Saraya Awliya Al-Dam, la milice chiite autoproclamée qui a revendiqué l'attaque, a menacé via Instagram de perpétrer d'autres opérations qui visent ce qu'elle appelle «l'occupation américaine» de Irak.
«L'Iran a officiellement dénoncé l'attaque, mais ce n'est que la pure propagande habituelle», a déclaré Pollock à Arab News tout en soulignant le fait que les coupables n'ont pas encore été identifiés. Il a ajouté: «Les Iraniens peuvent en fait soutenir l'attaque dans le but de faire pression sur les États-Unis pour qu'ils quittent l'Irak, d’après toutes leurs autres menaces».
La région autonome du Kurdistan a longtemps été considérée comme une zone nettement stable et sûre par rapport aux autres parties de l'Irak. Cependant, des incidents tels que l'attaque du 15 février pourraient changer l’image internationale de la région.
Le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) n'est que trop conscient de cette possibilité. «Notre inquiétude est principalement due au fait que le Kurdistan n'est pas habitué à ce genre d'attaques et d'instabilité», a déclaré Safeen Dizayee, chef du département des relations extérieures du GRK, à Arab News.
«Le Kurdistan est réputé pour sa stabilité; sa coexistence; son développement économique et politique; et sa prospérité. Par conséquent, lorsque de tels incidents se produisent, cela préoccupe la communauté, le gouvernement et tous ceux qui vivent ici, ainsi que nos amis ailleurs.
Dizayee a affirmé que le département compétent du GRK «continuera à assurer la plus grande sécurité et travaillera dur afin de trouver les auteurs de cette attaque, ainsi que ceux que nous pensons être responsables des deux dernières attaques».
Au même moment, Dizayee a également souligné l’importance d’une coopération plus étroite entre le GRK et les forces de sécurité fédérales de manière à prévenir de tels incidents à l’avenir.
Des failles importantes en matière de sécurité entre les positions des forces fédérales et les peshmergas kurdes dans les territoires contestés, tels que Kirkouk et Sinjar, sont connus depuis fin 2017. Daech et d'autres acteurs, que Dizayee a décrits comme «des armes lâches qui s’activent en dehors du contrôle de l'État», ont évidemment exploité ces failles.
Parmi les acteurs en question, il y a des milices qui opèrent sous l'égide du Hashd Al-Shaabi (PMF) sanctionné par l'État irakien et majoritairement chiite, mais dont la loyauté va principalement à l'Iran et à ses intérêts en Irak. Ces groupes ont utilisé des attaques contre les troupes américaines à plusieurs reprises ces dernières années, apparemment comme moyen de pression afin de forcer les troupes américaines à quitter l’Irak.
Pollock estime que les tensions dans les failles de sécurité entre les Peshmergas kurdes et le PMF dans les «zones charnières» autour de Kirkouk et de Sinjar font «probablement partie de l'histoire».
«Il convient de noter que de nombreuses déclarations de haut niveau de divers responsables du du GRK, de l'ONU et de l'Irak répètent désormais les appels pour une meilleure coordination en matière de sécurité dans ces endroits», a-t-il affirmé.
Certains analystes de la sécurité se sont demandé pourquoi les États-Unis avaient réagi avec colère au ciblage de leurs forces, sans toutefois avoir annoncé ni pris de mesures de représailles. Pollock signale qu'en tout état de cause, la dernière attaque d'Erbil servira «à renforcer la détermination américaine de rester en Irak, particulièrement au Kurdistan».
Ses opinions sont en partie partagées par Nicholas Heras, directeur des relations gouvernementales à l'Institut pour les études de la guerre à Washington D.C., qui estime qu'il est «dans la nature» de ces groupes soutenus par l'Iran de vouloir tester la décision américaine par des attaques.
En outre, Heras soupçonne que la dernière attaque pourrait être un avertissement de la puissante milice irakienne Kata’ib Hezbollah, qui a ciblé les troupes américaines en Irak dans le passé, au GRK contre sa coopération avec la Turquie.
«La mesure dans laquelle le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) d’Iran contrôle ces milices obscures, ou même un groupe comme Kata’ib Hezbollah, demeure un point de désaccord profond entre les analystes», a-t-il déclaré à Arab News.
Heras a, en outre, révélé que certains analystes estiment qu'à la suite de l'élimination par les États-Unis du commandant de la Force d’Al-Qods, Qassem Soleimani en janvier 2020, le CGRI a eu du mal à garder les groupes armés obscurs sous son contrôle.
Mais d’autres analystes pensent que ces groupes ne sont qu’une façade pour Kata’ib Hezbollah et Asa’ib Ahl al-Haq, qui leur fournissent le «déni plausible» dont ils ont besoin pour nuire impunément aux intérêts américains en Irak.
D'autres analystes pensent encore que «l'écosystème des groupes Kata'ib Hezbollah en Irak n'est que des têtes différentes de l'hydre, le corps étant le CGRI», a déclaré Heras à Arab News.
Osamah Golpy, rédacteur en chef du Rudaw Media Network à Erbil, soutient que si l'Iran n'a peut-être pas orchestré directement l'attaque contre Erbil, c'est quelque chose qu'il voulait sans aucun doute, se produire. Il a cité un proverbe kurde qui résume la position de Téhéran: «Je souhaite que cela se produise (je veux de tout cœur que cela se produise), mais pas par mes propres mains».
Il a souligné qu'un réseau de médias proche du CGRI a récemment publié un clip vidéo avec un acteur représentant le leader kurde Masoud Barzani comme impuissant face à la menace de Daech contre Erbil en 2014, pour être enfin sauvé par un héroïque Soleimani. Le KRG a toutefois dénoncé cette vidéo.
Téhéran a affirmé que la vidéo ne représentait pas nécessairement son point de vue, même si les médias iraniens sont strictement censurés et fortement contrôlés par le régime.
«Je crois que nous devrions examiner les attaques dans le même cadre», a déclaré Golpy à Arab News. Le scénario qu’il décrit est un scénario dans lequel les autorités iraniennes nient officiellement avoir des liens avec les groupes qui lancent les roquettes même si elles savent qui elles sont et quelles sont leurs intentions.
Golpy n’exclut pas non plus la possibilité que Téhéran dirige certaines actions de ces groupes par l’intermédiaire de la Force d’Al-Qods, qui est l’une des cinq branches du CGRI spécialisées dans la guerre non conventionnelle et les opérations de renseignement militaire.
À son avis, le fait que les roquettes aient été lancées à partir d'un endroit proche d'Erbil et ont frappé des zones résidentielles pour la première fois prouve que les milices soutenues par l'Iran pensent que le personnel militaire américain en Irak s’implante de plus en plus dans la région du Kurdistan.
En termes simples, les milices cherchent à «créer ici à Erbil, une atmosphère similaire à celle qu’elles ont créée à Bagdad», a confié Golpy.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com