Le nouveau paradigme politique arabe

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Publié le Lundi 10 août 2020

Le nouveau paradigme politique arabe

Le nouveau paradigme politique arabe
  • Assistons-nous avec les dernières péripéties de la crise politique libanaise à la fin de l'expérience unique de "démocratie arabe"?
  • La dynamique socio-politique engendrée par les événements du "Printemps arabe", loin de nourrir l'espoir de transition démocratique douce et salutaire, a souvent frayé le chemin du pouvoir aux courants sectaires et radicaux

Assistons-nous avec les dernières péripéties de la crise politique libanaise à la fin de l'expérience unique de "démocratie arabe", largement louée comme exception heureuse dans un contexte moyen-oriental monolithique et despotique ?

La question est débattue longuement de nos jours, bien que cette expérience-modèle n'enchante plus les esprits depuis que le pays du Cèdre est passé depuis plus d'une décennie sous l'emprise autoritaire du parti-milice du Hezbollah, rendant ainsi les institutions de représentation et de décision politique inopérantes.

Le soulèvement citoyen, civil, d'octobre 2019 sonna le glas du modèle de "démocratie communautaire" institué au Liban depuis son indépendance en 1943. Ce modèle souvent présenté comme une étape transitoire nécessaire à la démocratie pluraliste égalitaire dans des contextes de diversité ethnique ou religieuse, a montré ses limites et insuffisances structurelles. Au lieu de servir à l'apaisement du champ politique et à la pacification des rapports sociaux, il s'est avéré être le moteur attiseur de discrimination, de haine et de violence, en perpétuant les antagonismes et les conflits communautaires, bloquant ainsi la genèse d'une "société d'égaux" démocratique.

En voulant transférer ce modèle de gouvernance communautaire à l'Irak après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, l'administration américaine, au lieu de façonner le modèle efficient transposable dans le "Grand Moyen-Orient", a fini par saper les derniers vestiges de l'entité politique irakienne créée par l'ingénierie coloniale britannique après la dislocation de l'Empire ottoman.

Comme ce qui s'est passé au Liban, le système politique irakien s'est graduellement muté en autocratie communautaire entretenue par une milice armée a la solde d'une puissance régionale belliqueuse à visées expansionnistes (malgré les louables efforts déployés par le gouvernement actuel pour renouer avec la famille arabe).

La dynamique socio-politique engendrée par les événements du "Printemps arabe", loin de nourrir l'espoir de transition démocratique douce et salutaire, a souvent frayé le chemin du pouvoir aux courants sectaires et radicaux en déphasage avec les idéaux de démocratie citoyenne et égalitaire et avec l'ethos libéral qui est l'âme normative même de la démocratie, dont on ne peut détacher les mécanismes formels de compétition et de régulation du pluralisme politique.

Dans des contextes spécifiques (comme au Yémen et en Libye), l'épreuve de la transition politique s'est rapidement transformée en guerre civile larvée causée par les agissements des mouvements radicaux soutenus par l'Iran et la Turquie, nécessitant du coup un devoir d'ingérence arabe pour sauver la pérennité de l'Etat exposé à l'effritement et à l'érosion.

La nouvelle configuration du champ politique arabe impose aujourd'hui donc une nouvelle prise en charge des enjeux de transition politique, à partir du paradigme de "pluralisme raisonnable " (Reasonnable Pluralism) jadis élaboré par le philosophe américain John Rawls.

Par pluralisme raisonnable, nous désignons, dans le sillage de Rawls, mais à nos frais, les exigences de régulation pacifique de l'antagonisme politique dans un contexte de pluralité, en prenant en compte les entraves objectives à la dynamique de discussion publique, de représentation partisane et de compétition électorale.

Rawls se demandait dans sa théorie de Justice rénovée si le domaine de validité de ses principes d'équité s'étendait hors du contexte des sociétés libérales (occidentales), effleurant l'idée d'un modèle de justice adapté aux sociétés dénommées "décentes" (decent society) qui, tout en étant non libérales, respectaient les principes essentiels de droits de l'homme et de justice sociale et évitaient le recours non légitime à la violence.

Il s'agit de sociétés ouvertes, qui respectent la dignité de ses citoyens et qui œuvrent à leur bien-être, en promouvant les valeurs de tolérance et de pluralisme qui sont l'ossature même de la démocratie libérale et ses conditions d'effectivité.

Hannah Arendt, grande philosophe de la question politique, stipulait que la révolution engendre souvent le totalitarisme à cause de l'utopie de rupture radicale sur laquelle elle est fondée, la démocratie nécessitant en revanche un esprit de continuité, de tradition et d'autorité pour instituer et sauvegarder l'idée d'un " monde commun" qui est le socle du pluralisme et de l’interaction humaine.

Le nouveau paradigme politique arabe doit largement s'inspirer de cette conception de pluralisme raisonnable dans des sociétés tolérantes et ouvertes.

Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français