Le pape François et le grand imam Ahmed al-Tayyeb viennent de commémorer le deuxième anniversaire de la signature du document sur la « fraternité universelle », promulgué à Abu Dhabi le 4 février 2019.
Ce document a été le fruit d'un long et intense dialogue islamo-chrétien dans une phase cruciale de l'histoire contemporaine de la question religieuse.
La notion de fraternité en jeu ici dépasse largement les contours de la formulation théologique classique qui l'enfermait dans le lien coreligionnaire, l'unité de confession et d'appartenance spirituelle, bien que c'est la tradition monothéiste qui ait forgé la conception d'origine commune des humains et l'idée de dignité humaine qui lui est associée.
Pour les philosophes grecs, l'idée d'universel a rapport avec le cosmos comme monde ordonné et harmonieux, le salut de l'homme consiste en l'intégration dans cet ordre sublime, et l'humanité comme identité universelle n'a pas sa place dans cet univers clos et hiérarchisé. Si Aristote avait introduit la différence entre l'amitié d'intérêt et l'amitié vertueuse qui est à ses yeux la condition d'accès au bonheur dans une cité juste, la fraternité relevait pour lui du lien d'affiliation naturelle qui précède la vie éthique et politique.
Pour les philosophes grecs, l'idée d'universel a rapport avec le cosmos comme monde ordonné et harmonieux, le salut de l'homme consiste en l'intégration dans cet ordre sublime, et l'humanité comme identité universelle n'a pas sa place dans cet univers clos et hiérarchisé.
Le grand apport des religions monothéistes fut donc l'énonciation de l'idée d'unité de la lignée humaine (adamique), qui se traduit par deux idées directrices majeures: la dignité humaine appréhendée comme marque de distinction et suprématie de l'homme au sein de l'ordre cosmique, et l'égalité de principe entre les humains entendue comme source de normativité et de régulation sociale.
Malgré cette base symbolique et dogmatique solide, force est de constater que la fraternité a été occultée dans les traditions religieuses monothéistes au profit d'autres concepts primordiaux comme l'amour dans la théologie chrétienne, la justice au sein de la tradition juive, et la miséricorde dans la pensée rationnelle islamique.
Les guerres «sacrées» qui ont marqué les rapports entre les adeptes des trois religions durant le Moyen-âge, ont conduit, dans des circonstances de mésentente et de défiance, à amoindrir la portée morale et spirituelle de ces concepts-clés au champ réduit de l'identité de foi.
Les notions d'amour, de justice et de miséricorde furent ainsi réduites aux dogmes de salut exclusiviste qui deviennent au gré de l'histoire de plus en plus étroits.
L'éthique de l'altérité et de la cohabitation pacifique si riche dans la tradition abrahamique fut sacrifiée sur l'autel de la ferveur confessionnelle. La chaleur de foi a pris le pas sur le principe de fraternité qui fut à la base de la rupture monothéiste avec les systèmes de croyance claniques ou totémiques.
Si la modernité a élu comme «principe de grandeur» le concept de liberté (Hegel), la fraternité fut évacuée de la conscience moderne comme survivance de la théologie spéculative archaïque. La révolution française, en reconsidérant cette idée de fraternité dans la dynamique de valorisation de l'action collective de la nation en situation (l'attachement à la patrie), a opéré un glissement sémantique sensible qui a extorqué de ce concept sa trace théologique initiale.
Les nouvelles théologies modernistes ont fini par réajuster leurs dogmes en fonction des normes de liberté, de révolution et de lumières, qui ont largement marqué des courants de pensées issus des trois traditions monothéistes durant la dernière moitié du XXe siècle.
Si la modernité a élu comme «principe de grandeur» le concept de liberté (Hegel), la fraternité fut évacuée de la conscience moderne comme survivance de la théologie spéculative archaïque.
Malgré les tendances fondamentalistes radicales en nette progression dans les différentes traditions abrahamiques, un grand effort a été mené les dernières années pour le rapprochement et la collaboration active entre les adeptes de ces religions, qui se partagent les fondements essentiels de la même vision spirituelle et les principes fondamentaux de l'éthique commune de justice et de tolérance.
Le pacte de fraternité universelle fut donc le fruit de cette dynamique salutaire, et de ce fait, il répond à deux exigences cardinales :
- Relancer les initiatives de dialogue interreligieux en les soustrayant de la logique stérile de confrontation théologique et de débat dogmatique ; les envisager selon les impératifs de discussion argumentative qui nécessite la traduction des contenus sémantiques des différentes professions de foi dans le lexique de la raison discursive selon la jonction de la philosophie de l'agir communicationnel de Habermas. Dans cette optique, se dissiperont les barrières d'entente et d'intercompréhension entre les traditions religieuses, qui relèvent le plus souvent des formulations dogmatiques surannées.
- Fixer les chemins et attitudes appropriés pour aborder la question religieuse contemporaine, qui constitue un défi commun à toutes les religions et traditions spirituelles. Le XXe siècle – qui a été le siècle de «la sortie de la religion», «du désenchantement du monde», avec la nouvelle ère du défi religieux sous différentes formes – ressuscite un nouveau débat théorique et géopolitique qui n'en est qu'à son début. Les penseurs et leaders religieux des trois traditions monothéistes sont dans l'obligation d'affronter ce défi difficile dans un esprit de concorde et de quiétude, consécration même de l'idéal de fraternité.