Les relations entre l'Égypte et la Turquie ont connu des évolutions importantes et variées au cours de la dernière décennie, passant d'un état de désaccord et de tension qui a failli dégénérer en conflit ouvert à une nouvelle phase de rapprochement et de dialogue constructif. Cette relation, façonnée par de multiples facteurs géopolitiques et régionaux, reflète de profonds changements dans la position des deux pays l'un envers l'autre et sur les questions régionales et internationales.
Pour comprendre l'évolution actuelle des relations entre l'Égypte et la Turquie, il est nécessaire de rappeler le contexte des tensions qui ont surgi entre les deux pays à la suite de ce que l'on a appelé le "printemps arabe" en 2011, une période où la région a connu des changements politiques radicaux.
La Turquie, sous la direction du président Recep Tayyip Erdogan, a été l'un des pays qui ont soutenu les soulèvements arabes, en particulier ceux qui ont porté des groupes islamistes au pouvoir, comme les Frères musulmans en Égypte. Les soulèvements ont conduit à la destitution de l'ancien président Hosni Moubarak après 30 ans au pouvoir, ce qui a ouvert la voie à la prise de contrôle par les Frères musulmans. C'est ainsi que Mohammed Morsi, membre de la confrérie, a accédé à la présidence de l'Égypte en 2012. À cette époque, les relations égypto-turques étaient à leur apogée, marquées par une coopération étroite entre les dirigeants des deux pays.
La Turquie, sous la direction d'Erdogan, a considéré l'ascension de Morsi comme un développement positif, en accord avec son soutien plus large aux mouvements islamistes dans la région. Toutefois, la présidence de M. Morsi n'a pas duré longtemps. En 2013, les Égyptiens ont chassé le dirigeant affilié à la confrérie à la suite de vastes manifestations populaires, soutenues par l'armée égyptienne dirigée par Abdel Fattah El-Sisi, le ministre de la défense de l'époque.
Ankara a fermement condamné l'éviction de Morsi, l'a soutenu et a dénoncé sa destitution dans les forums internationaux, ce qui a entraîné une nette tension dans les relations avec Le Caire. Cela s'est accompagné de fréquentes critiques turques à l'encontre de la nouvelle autorité égyptienne et d'un refus de reconnaître le nouveau gouvernement, ce qui a entraîné une grave détérioration des relations et près d'une décennie d'éloignement diplomatique. Au cours de cette période, la confiance mutuelle était absente et des positions contradictoires sont apparues sur plusieurs questions régionales. La discorde a été exacerbée par les positions opposées des deux pays sur divers conflits régionaux, notamment en Libye, où la Turquie a soutenu le gouvernement d'entente nationale, tandis que l'Égypte a soutenu l'armée nationale libyenne dirigée par Khalifa Haftar.
Au fur et à mesure que les relations se sont détériorées, l'Égypte et la Turquie sont entrées dans une phase d'escalade politique et diplomatique, interrompant les visites officielles, retirant les ambassadeurs et émaillant les discours de critiques mutuelles. La tension s'est également étendue à d'autres domaines, tels que les médias et l'économie, les deux pays cherchant à limiter l'influence de l'autre. Par exemple, la Turquie a soutenu des chaînes de médias opposées au régime égyptien.
Le véritable changement dans les relations égypto-turques a commencé en 2021, lorsque les deux pays ont entamé des "pourparlers exploratoires" visant à rétablir les liens. Cette étape a été franchie après que les deux pays ont pris conscience de la nécessité de dépasser les vieux différends et de s'adapter aux changements régionaux et mondiaux. Le paysage géopolitique du Moyen-Orient et du monde s'est considérablement modifié depuis l'apogée du conflit entre l'Égypte et la Turquie. Plusieurs facteurs ont contribué à l'évolution vers la réconciliation.
La région a entamé ce que l'on pourrait appeler un réalignement des alliances régionales. Le Moyen-Orient a été témoin d'une vague de réalignements diplomatiques motivés par l'évolution de la dynamique des pouvoirs et un désir de stabilité.
Les considérations économiques ne sont pas à négliger. La Turquie et l'Égypte ont toutes deux été confrontées à d'importants défis économiques ces dernières années. La Turquie s'est battue contre une grave crise économique caractérisée par une forte inflation et une dépréciation de sa monnaie, tandis que l'Égypte s'est efforcée de stabiliser son économie grâce à des réformes et à l'aide internationale.
Les deux pays ont compris qu'il était nécessaire de renforcer la coopération plutôt que la confrontation afin d'ouvrir de nouvelles voies pour un partenariat économique qui profiterait aux deux parties.
La sécurité régionale est également un facteur important, le Caire et Ankara ayant compris que la stabilité régionale dépendait de la coordination entre les principales puissances régionales. En Libye et en Syrie, on a commencé à comprendre comment mettre fin aux conflits et trouver des solutions politiques, en réalisant que le règlement politique est la seule voie viable vers la stabilité.
Les deux pays ont été confrontés à d'importants défis économiques ces dernières années.
- Abdellatif El-Menawy
En outre, les deux pays ont été soumis à la pression des acteurs internationaux pour apaiser les tensions, en particulier lorsque les États-Unis ont déplacé leur attention du Moyen-Orient vers l'Asie. Avec le déclin de l'intérêt direct de Washington pour la région, les puissances régionales telles que l'Égypte et la Turquie ont dû renforcer leurs relations pour protéger leurs intérêts. Ce changement a incité les deux pays à se repositionner dans le nouvel ordre mondial. Il est clair qu'une relation coopérative et coordonnée pourrait renforcer leur capacité à négocier avec les puissances mondiales et leur donner un certain degré d'indépendance décisionnelle, même si c'est dans certaines limites.
En ce qui concerne le rétablissement des relations, le tournant s'est produit en février 2024, lorsque Erdogan a effectué une visite historique au Caire à l'invitation d'El-Sisi. Cette visite a marqué une étape importante dans le processus de réconciliation, puisqu'il s'agissait du premier voyage officiel d'un dirigeant turc en Égypte depuis l'éviction du régime des Frères musulmans en 2013.
La visite a été caractérisée par un accueil chaleureux et des discussions de haut niveau sur diverses questions, notamment le commerce, l'investissement, la sécurité régionale et les échanges culturels.
La visite de février a envoyé un message fort à la communauté internationale : les deux pays sont déterminés à rétablir leurs relations et à explorer les possibilités de coopération. Elle a également souligné l'importance d'un dialogue direct pour résoudre des différends de longue date. Les déclarations conjointes publiées au cours de la visite ont réaffirmé l'engagement des deux pays à ouvrir un "nouveau chapitre" dans leurs relations bilatérales, fondé sur le respect mutuel et les intérêts partagés.
La prochaine visite d'El-Sisi à Ankara soulève la question : À quoi pouvons-nous nous attendre ?
Les attentes sont grandes, plusieurs questions clés étant susceptibles d'être à l'ordre du jour et de façonner l'avenir des relations entre l'Égypte et la Turquie, qui entrent dans une nouvelle phase.
Plusieurs domaines pourraient faire l'objet d'une coopération fructueuse, la coopération économique étant l'un des plus importants, en particulier dans les domaines de l'énergie, des infrastructures et du commerce. Les investissements turcs en Égypte constituent une part importante des investissements étrangers directs, et des accords politiques pourraient renforcer ces investissements et augmenter le volume des échanges commerciaux.
Les conflits au Moyen-Orient, en particulier en Libye et en Syrie, pourraient également être à l'ordre du jour, les deux parties reconnaissant que la poursuite de cette situation troublante n'est pas en leur faveur. La visite pourrait faire progresser la coopération entre les deux pays sur les questions de la Libye et de la Syrie, car l'Égypte et la Turquie ont des intérêts communs dans la stabilité régionale, et leur coordination pourrait contribuer à trouver des solutions politiques durables.
Il est vrai que la visite du président égyptien en Turquie offre de nombreuses opportunités, mais la politique et l'histoire nous enseignent toujours des leçons, dont la plus importante est qu'il n'y a pas d'opportunités sans défis.
Malgré les importantes possibilités de coopération, des défis subsistent. Parmi ceux-ci figurent les différences idéologiques qui subsistent, notamment en ce qui concerne le soutien aux groupes islamistes. Ces différences pourraient empêcher la conclusion d'accords sur certaines questions sensibles s'il n'y a pas de confiance dans l'engagement des parties à tenir leurs promesses.
La Turquie a pris des mesures concrètes à cet égard, mais le sérieux et la durabilité de cette nouvelle approche turque sont encore incertains. En outre, la Turquie et l'Égypte pourraient se retrouver à l'avenir dans des positions conflictuelles sur d'autres questions régionales. Pour y remédier, il faut que la gestion des relations entre les deux pays soit suffisamment claire dans cette nouvelle phase.
En outre, l'impact des pressions internationales sur ces relations ne peut être ignoré. Les pressions exercées par des acteurs tels que les États-Unis, la Russie ou la Chine pourraient influencer la trajectoire des relations entre les deux pays s'ils estiment que ce rapprochement affecte leurs intérêts. Là encore, la manière dont les relations entre les deux pays sont gérées jouera un rôle important dans la gestion de ces pressions si elles se manifestent.
Les progrès récents dans les relations bilatérales entre l'Égypte et la Turquie suggèrent que les deux parties sont prêtes à surmonter ces défis dans la poursuite d'objectifs communs. La clé du succès de cette réconciliation sera une volonté politique soutenue, une diplomatie pragmatique et une concentration sur les domaines d'intérêt commun. En s'appuyant sur l'élan des récentes visites de haut niveau et en traduisant la bonne volonté politique en actions tangibles, l'Égypte et la Turquie ont l'occasion non seulement de renforcer leurs relations, mais aussi d'établir un partenariat stratégique qui pourrait contribuer à la stabilité et à la prospérité de la région.
Dr. Abdellatif El-Menawy est un journaliste et écrivain multimédia renommé qui a couvert les zones de guerre et les conflits dans le monde entier.
X: @ALMenawy
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com