Pendant les décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale, l’accord Sykes-Picot a symbolisé la division et la fragmentation du monde arabe par les puissances coloniales occidentales. Signé en secret en 1916 par la Grande-Bretagne et la France, cet accord divise les terres arabes ottomanes en zones d’influence, établissant ainsi les frontières des États modernes du Moyen-Orient. De nombreux penseurs arabes et islamiques du 20e siècle y ont vu le fondement de la faiblesse et la désunion du monde arabe.
Cependant, au fil du temps et des circonstances, certains ont commencé à considérer les frontières créées par Sykes-Picot comme un mal nécessaire. Plutôt que de rechercher de nouvelles frontières, qui risqueraient de diviser davantage le monde arabe en États encore plus petits et plus faibles, certains pensent aujourd’hui que ces frontières datant de l’époque coloniale pourraient offrir une forme de stabilité.
Pendant la majorité du 20e siècle, l’accord Sykes-Picot a suscité une vive opposition de la part des pays arabes. Il était considéré comme une imposition coloniale de la part de la France et de la Grande-Bretagne, puissances qui avaient opprimé et exploité les nations arabes. Soutenu par la Russie et l’Italie, l’accord divise effectivement le Moyen-Orient en tant que butin de guerre entre les puissances coloniales, remplaçant l’Empire ottoman en déclin, souvent appelé "l’homme malade de l’Europe".
L'accord reposait sur l’hypothèse que les puissances européennes vaincraient les Ottomans pendant la Première Guerre mondiale. Les premières négociations ont eu lieu entre novembre 1915 et janvier 1916, le diplomate français François Georges-Picot et le diplomate britannique Mark Sykes élaborant les termes de l’accord. En mai 1916, les gouvernements français, britannique et russe ont officiellement ratifié l’accord.
Ces frontières artificielles, tracées sans tenir compte de la composition ethnique et sectaire complexe de la région, sont depuis longtemps source de tensions.
Dr. Abdellatif El-Menawy
Dans le cadre de ce plan, la France a pris le contrôle de ce qui est aujourd’hui le Liban et la Syrie, tandis que la Grande-Bretagne a pris le contrôle de l’Irak, de la Palestine et de la Jordanie. Ces frontières artificielles, tracées sans tenir compte de la composition ethnique et sectaire complexe de la région, sont depuis longtemps source de tensions.
Malgré ces défauts, les pays créés dans le cadre de Sykes-Picot ont réussi à maintenir un certain niveau de stabilité pendant la majeure partie du 20e siècle. Cette stabilité, bien que souvent imposée par des régimes autoritaires, a au moins permis de préserver l’unité et la souveraineté nationales.
Pendant des années, l’opposition à l’accord Sykes-Picot a été un principe fondamental du nationalisme arabe. Mais aujourd’hui, la situation a changé. Face aux troubles récents, certains en sont venus à considérer l’accord, autrefois si fortement rejeté, comme un moyen de préserver les frontières actuelles et d’éviter une nouvelle fragmentation.
Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement radical de perspective.
La désintégration potentielle du monde arabe est l’une des principales raisons de ce changement. Depuis 2011, la région a connu une vague de révolutions et de protestations, appelée à tort le “printemps arabe”. Alors que certains espéraient que ces soulèvements déboucheraient sur des réformes démocratiques, les résultats ont été désastreux. Des pays comme la Syrie, la Libye et le Yémen ont sombré dans des guerres civiles brutales et les discussions visant à les diviser en petits États sur la base de critères ethniques ou sectaires se sont multipliées.
Par exemple, des propositions visant à diviser la Syrie en États sectaires ou à diviser la Libye en régions orientales et occidentales sont apparues comme des solutions “réalistes” aux conflits en cours. Le Soudan aussi, après un violent conflit entre l’armée et les Forces de soutien rapide, est désormais confronté à la menace d’une nouvelle division.
La montée des identités sectaires et l’affaiblissement des gouvernements centraux en raison des guerres civiles jouent également un rôle. En Irak, par exemple, l’influence croissante des identités chiite, sunnite et kurde a érodé l’unité nationale et affaibli l’État. Cette montée du sectarisme fait craindre qu’un redécoupage des frontières n’aboutisse à la création d’États plus petits, plus faibles et plus divisés, incapables de défendre leur souveraineté ou de relever les défis régionaux.
Un autre facteur important est la crainte d’une vacance du pouvoir, qui a modifié la façon dont de nombreuses personnes considèrent l’accord Sykes-Picot, autrefois contesté. La chute ou l’affaiblissement de régimes forts en Irak, en Libye et en Syrie a montré que l’effondrement de l’autorité du gouvernement central entraîne souvent la formation d’un vide dangereux. Ce vide est souvent comblé par des groupes armés ou des organisations extrémistes comme Daech et Al-Qaïda. Face à ces menaces, certains voient maintenant que les frontières établies par Sykes-Picot – malgré leurs défauts – sont un moyen de préserver l’union des États arabes. Face à l’aggravation des divisions internes, le maintien du statu quo, même s’il découle d’un accord colonial, est considéré comme un moindre mal par rapport à l’effondrement potentiel d’États entiers.
Un facteur important est la crainte d’une vacance du pouvoir, qui a modifié la façon dont de nombreuses personnes considèrent l’accord autrefois contesté.
Dr. Abdellatif El-Menawy
Il est vrai que de nombreuses frontières tracées par l’accord Sykes-Picot étaient basées sur des accords européens plutôt que sur des réalités locales. Mais le Moyen-Orient n’est pas unique à cet égard; la plupart des frontières dans le monde sont le fruit d’un mélange de violence, d’ambition, de géographie et de hasard, plutôt que d’une planification minutieuse ou d’une volonté populaire.
L'inconfortable réalité est que les luttes du Moyen-Orient ne sont pas uniquement le fait de Sykes-Picot. Les problèmes de la région sont également le résultat d’une mauvaise gouvernance et d’un manque de leadership dans la construction de son avenir. Sykes et Picot ne peuvent être blâmés pour le manque de tolérance et de liberté politique de la région, ni pour ses systèmes éducatifs défaillants.
Un grand nombre des défis auxquels le Moyen-Orient est confronté aujourd’hui provient des failles internes. Mais ce qui est particulièrement urgent en ce moment, c’est la lutte permanente pour la souveraineté dans plusieurs pays. Dans une grande partie de la région, les luttes du pouvoir violentes sont devenues la norme, avec des milices, des groupes terroristes, des combattants étrangers et d’autres factions armées qui contrôlent de grandes parties de ces pays.
Il est tristement ironique qu’un accord autrefois considéré comme un outil de division soit aujourd’hui perçu par certains comme un moyen de maintenir un minimum d’unité et de stabilité.
En fin de compte, la question n’est peut-être pas de savoir si les Arabes “aiment” l’accord Sykes-Picot. Il s’agit plutôt de la crainte d’une alternative pire – une fragmentation et une désintégration sans fin.
Dr. Abdellatif El-Menawy est un journaliste et écrivain multimédia renommé qui a couvert les zones de guerre et les conflits dans le monde entier. X: @ALMenawy
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com