PAKISTAN: Trois décennies après l'attentat de Karachi au Pakistan, qui avait notamment provoqué la mort de onze Français, six hommes sont jugés en appel à partir de lundi à Paris dans cette affaire tentaculaire, soupçonnés d'avoir joué un rôle dans un système de commissions occultes en marge de contrats d'armement ayant alimenté la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995.
Ce procès, qui doit s'ouvrir à 13H30 et durer jusqu'au 20 juin, est une nouvelle étape judiciaire dans cette affaire qui porte le nom de la ville du Pakistan où s'est produit, le 8 mai 2002, un attentat qui a tué 11 Français qui travaillaient à la construction de sous-marins.
Il se tient quatre ans après la condamnation, le 15 juin 2020, des six prévenus (un industriel, deux intermédiaires et trois hommes politiques) à des peines de deux à cinq ans de prison ferme, dont ils ont tous fait appel.
Au coeur du dossier, des commissions colossales, alors légales, versées lors de ventes de frégates et de sous-marins en 1994 au Pakistan.
Corruption internationale
Selon le ministère public, une partie de ces pots-de-vins sont ensuite revenus en France sous forme de rétrocommissions illégales, notamment pour financer la campagne présidentielle perdue du Premier ministre de l'époque Edouard Balladur.
Cette version est vigoureusement contestée par les prévenus, poursuivis pour abus de biens sociaux, complicité ou recel.
Sont rejugés l'ancien patron de la DCNI, Dominique Castellan (87 ans) et deux intermédiaires: le Franco-libanais Ziad Takieddine (73 ans) et son ancien associé, l'Espagnol d'origine libanaise Abdul Rahman Al Assir (74 ans), tous deux visés par un mandat d'arrêt.
Les principales étapes de l'affaire Karachi
Rappel des principales étapes de l'affaire.
Contrats et commissions
En 1994, des contrats d'armement sont conclus par le gouvernement d'Edouard Balladur: trois sous-marins sont vendus au Pakistan pour 5,4 milliards de francs (1,3 milliards d'euros actuels).
Jacques Chirac, élu président de la République en 1995 après avoir devancé Edouard Balladur au premier tour, fait stopper les versements de commissions à des responsables locaux.
Celles-ci étaient légales jusqu'en 2000 mais des rétrocommissions en France, déjà illégales, étaient soupçonnées.
Attentat
Le 8 mai 2002, un attentat fait 15 morts à Karachi (sud du Pakistan), dont 11 salariés français de la Direction des constructions navales (DCN).
L'enquête antiterroriste suit initialement la piste d'Al-Qaïda. Mais le juge Marc Trévidic, sous l'impulsion des parties civiles, commence à explorer en 2009 la thèse de représailles pakistanaises après l'arrêt des versements de commissions.
Après une plainte pour corruption des familles de victimes en 2010, des juges d'instruction sont chargés d'enquêter sur le volet financier de l'affaire.
Mises en examen
L'intermédiaire Ziad Takieddine et Thierry Gaubert, ex-membre du cabinet du ministre du Budget Nicolas Sarkozy, sont mis en examen en 2011 et 2012. Ils sont soupçonnés d'avoir, dans les années 1990, rapporté de l'étranger des valises d'argent.
Le directeur de campagne d'Edouard Balladur, Nicolas Bazire, Renaud Donnedieu de Vabres, ex-conseiller au ministère de la Défense, Dominique Castellan, ex-dirigeant de la branche internationale de la DCN, et l'intermédiaire Abdul Rahman El Assir, sont également mis en examen.
Les six hommes seront renvoyés en correctionnelle.
Balladur et Léotard en cause
En 2013, Ziad Takieddine déclare aux juges avoir œuvré au financement occulte de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur, à la demande de MM. Bazire et Gaubert. Il se rétractera six ans plus tard.
Le 29 mai 2017, Edouard Balladur est mis en examen par la Cour de justice de la République (CJR), seule compétente pour juger les ministres pour des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions. François Léotard, ancien ministre de la Défense, le 4 juillet, l'est également.
Le 30 septembre 2019, la CJR décide de les juger.
Six condamnations
En octobre 2019 s'ouvre le premier procès du volet financier à Paris. Les six prévenus sont condamnés à des peines de deux à cinq ans de prison ferme pour abus de biens sociaux, recel et/ou complicité, le 15 juin 2020.
Pour le tribunal, les commissions versées à des intermédiaires pour des contrats signés en 1994 ont bien donné lieu à des rétrocommissions illégales qui ont contribué à financer la campagne présidentielle malheureuse d'Édouard Balladur en 1995.
Tous font appel. Ce nouveau procès s'ouvre lundi.
Balladur relaxé, Léotard condamné
Jugé début 2021, l'ex-Premier ministre est relaxé le 4 mars, la CJR estimant que "la preuve" de sa participation à ce système de rétrocommissions n'est pas "rapportée".
François Léotard est condamné à deux ans de prison avec sursis pour complicité d'abus de biens sociaux.
Son pourvoi en cassation est rejeté en juin et il décède, en avril 2023, huit mois avant que la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qu'il avait saisie, ne le déboute.
Ziad Takieddine a fui la France la veille de sa condamnation en première instance dans ce dossier. Il ne sera pas présent lundi, selon sa défense.
Les autres prévenus sont l'ex-chef de campagne de d'Edouard Balladur Nicolas Bazire (66 ans), le collaborateur du ministre de la Défense de l'époque François Léotard, Renaud Donnedieu de Vabres (70 ans), et Thierry Gaubert (73 ans), alors au cabinet du ministre du Budget Nicolas Sarkozy et impliqué dans la campagne.
Dans le volet ministériel, Edouard Balladur a été relaxé en 2021 par la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée à juger des membres du gouvernement pour des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions. Celle-ci a estimé que l'existence "d'instructions" de sa part n'était pas prouvée. M. Léotard, depuis décédé, a été condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis.
Les soupçons de financement occulte de la campagne Balladur ont émergé à la fin des années 2000, au fil de l'enquête sur l'attentat de Karachi, qui a fait 15 morts dont 11 Français et de nombreux blessés.
Toujours en cours, l'information judiciaire sur cette attaque a au départ privilégié la piste d'Al-Qaïda, puis exploré celle (non confirmée à ce jour) de représailles pakistanaises à la décision de Jacques Chirac, vainqueur de la présidentielle de 1995, d'arrêter le versement de commissions qui auraient servi à financer son adversaire.