Le sort de de Ain Issa, ville stratégique au nord de la Syrie, est aux mains de La Russie et la Turquie. Théoriquement contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à majorité Kurde, la ville est en réalité sous emprise russe.
Confrontés à une potentielle attaque de l'Armée syrienne libre (FSA) pro-turque, les Kurdes ont réclamé une assistance aux Russes. Mais ces derniers cachent d’autres ambitions. Moscou exige de remettre la ville à l'armée de Bachar Assad. Résultat: les Kurdes dans cette guerre sont sur le point d'être inexorablement trahis par des factions étrangères pour la deuxième fois en deux ans. Une funeste ironie du sort qui illustre le jeu d'échecs meurtrier de la relation complexe entre Moscou et Ankara, tour à tour alliés et rivaux, et qui constitue un enjeu plus important d’un point de vue géostratégique.
D'abord, un peu d'histoire. En 2018, menacés par les Turcs et la FSA, les Kurdes d'Afrin ont voulu se placer sous protection Russe. Le Kremlin refuse, alors que ses troupes se trouvent à proximité, et veut remettre la ville au régime syrien. Deux mois plus tard, les forces soutenues par la Turquie s’emparent d’Afrin.
En 2019, les Kurdes du nord de la Syrie espéraient que les États-Unis les protégeraient contre une nouvelle attaque turque. Mais, coup de théâtre, les troupes américaines se retirent de la région. Donald Trump donne pratiquement le feu vert à l’offensive turque, baptisée Source de paix, qui va se solder par l’occupation de Ras Al-Ayn, Tell Abyad, Manajir, Suluk et Mabrouka. Parallèlement, les forces du régime, soutenues par la Russie, marchent sur Raqqa, Manbij, Al-Tabqah, Kobani et Tell Tamer.
Certains Kurdes s'accrochent aujourd'hui, malgré ces leçons, à l'espoir de voir les puissances étrangères les aider à maintenir l’emprise sur Ain Issa. Cette attente alimente les rumeurs d’un retour du contrôle américain sur la ville, à travers une présence militaire à proximité. Un scénario hautement improbable, vu le peu d'appétit à Washington pour de nouveaux engagements militaires en Syrie et ailleurs, surtout dans les derniers jours de l'administration Trump.
D'ailleurs, la Russie est déjà présente dans la ville.
La région est divisée entre Moscou et Ankara, et Trump préfère ne pas s’immiscer entre les deux. Le silence américain était en effet assourdissant lors de la guerre dans le Haut-Karabakh qui a opposé l'Arménie et l'Azerbaïdjan, soutenus respectivement par la Russie et la Turquie.
Les habitants kurdes d’Ain Issa ont manifesté devant la base militaire russe, et ils somment Moscou d’agir pour empêcher une éventuelle offensive turque contre la ville. Le Kremlin, quant à lui, reprend le même refrain d’Afrin en 2018 : il faut remettre la ville au régime syrien.
La Russie se veut publiquement garante de paix, mais son intérêt premier en Syrie reste de protéger ses bases militaires, maintenir son port à Tartous, sur le littoral méditerranéen, et d'assurer son influence dans la région. L’aventure en Syrie contribue par ailleurs à nourrir la légende véhiculée par le Kremlin, cette épopée nationale d’une Russie qui renaît comme puissance mondiale. Que la FSA annexe Ain Issa n’aurait donc aucune importance pour Moscou.
Ankara par contre ne cache guère son désir de neutraliser son objectif principal, les FDS et autres factions en Syrie et en Irak affiliées au Parti des travailleurs kurdes, interdit en Turquie. Rien que pour cette raison, passer sous l’emprise du régime de Damas n’est pas le pire scénario envisageable. Mais si la Turquie et la FSA triomphent à Ain Issa, ils pourront contrôler des tronçons de l'autoroute stratégique M4, une artère économique importante qui relie de frontière irakienne aux plaines côtières méditerranéenne.
Les deux résultats servent donc les intérêts d'Ankara.
Pour résumer, les Kurdes n'ont pas de vrais amis ou de partisans sur le terrain. Bien au contraire, ils sont pris dans une situation difficile qui ne fera qu’avancer les objectifs de la Russie et la Turquie, quels que soient ses aboutissements.
Ankara et Moscou «collaborent» dans un jeu géostratégique complexe. Dans la guerre civile libyenne, le soutien qu’ils offrent aux camps opposés a des conséquences mortelles. Les deux pays ont pourtant un intérêt commun à ce que les factions en guerre maintiennent le statu quo dans la région pétrolière de Syrte.
La Russie, alliée notoire de l’Arménie, a contraint Erevan à accepter un accord de paix avec l’Azerbaïdjan pro-Turc pour mettre un terme à la guerre du Haut-Karabakh. Un geste politique qui préserve la relation énergique de Moscou avec Bakou, alors que parallèlement, une Turquie influente et plus prestigieuse se tourne vers l'est, dans le sud du Caucase.
Les Kurdes d'Ain Issa ne se font pas d’illusions au sujet de leur destin. Ils devront endurer soit les Turcs et la FSA, soit le régime de Damas. Ils semblent prédestinés à perfectionner les compétences de la Russie et de la Turquie sur une surface de jeux bien plus vaste que le territoire syrien.
Nikola Mikovic est analyste politique en Serbie. Son travail se penche essentiellement sur les politiques étrangères de la Russie, de la Biélorussie et de l'Ukraine, avec une attention particulière sur l'énergie et la «politique des oléoducs».
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Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com