Le chanteur tunisien Noamane Chaari est un membre fondateur du Conseil arabe pour l’intégration régionale, un mouvement civil panarabe qui s’engage à favoriser l’engagement civil arabo-israélien et à promouvoir largement la paix et la tolérance dans toute la région. Il a écrit des chansons pour promouvoir l’unité nationale en Tunisie, s’est rendu en Libye pour créer une «opérette» de réconciliation avec des artistes libyens, et a chanté pour le public palestinien à Ramallah ainsi que dans des villages arabo-israéliens en Israël même.
En février 2020, trois mois après la conférence de fondation, il s’est rendu en France avec une délégation du Conseil arabe pour s’adresser à l’Assemblée nationale, au ministère français des Affaires étrangères et à l’Élysée. Il a demandé une nouvelle loi pour protéger les artisans arabes de la paix civile contre les représailles, et a déclaré qu’il prévoyait de créer lui-même de nouvelles collaborations musicales arabo-israéliennes.
Le 10 décembre, Noamane a publié le clip musical Salam al-Jiran («Paix entre voisins»). Il s’agit d’une qasida (forme poétique originaire de l'Arabie préislamique) de huit minutes sur la coexistence entre juifs et musulmans. Les paroles sont d’un poète yéménite anonyme. La mélodie est de Ziv Yehezkel, un chanteur israélien d’origine irakienne qui signe en arabe ainsi qu’en hébreu. Ziv et Noamane, qui signe l’orchestration, interprètent ensemble la chanson. Entre Instagram, TikTok, Twitter et Facebook, elle a été vue plus de 1,5 million de fois. Malgré les commentaires extrêmement positifs sur cette plate-forme, Noamane a été victime de menaces de mort, d’insultes, d’abus et de cyberintimidation.
Arab News en français a pu obtenir un entretien exclusif de Noamane Chaari et de Joseph Braude, un expert du lien entre la culture et la politique dans les sociétés arabes, très présent dans les médias et les débats politiques de la région, et également président du Center for Peace Communications basé à New York.
Quelles ont été les premières réactions à votre chanson?
Noamane: Les premières réactions ont été celles de personnes très fâchées, agressives et violentes, parce que je chantais sur la paix. Je me sens obligé de dire que je n’ai commis aucun crime, aucun délit, que je n’ai pas coopéré avec un pays étranger, ni trahi mon pays ou mes compatriotes. Je n’ai fait que chanter la paix, et j’ai été victime d’agressions et de menaces dans mon propre pays. La seule raison est que j’ai travaillé avec un chanteur juif qui est israélien. J’ai reçu d’innombrables menaces de mort, et j’ai été constamment vilipendé depuis que cette chanson a été diffusée. Puis-je rappeler que la loi ne criminalise pas le fait de travailler avec une personne d’un autre pays ou d’une autre religion? Cela prouve que cette campagne contre moi est une campagne de haine.
Malgré cette campagne de haine, vous avez également obtenu beaucoup de soutien. Pouvez-vous nous en dire plus?
Noamane: J’ai ressenti un soutien dès le premier jour. Je connais la plupart des artistes tunisiens car j’ai produit de la musique pour 80% ou 90% d’entre eux. Et quand je ne les connais pas, nous sommes généralement liés par des amis communs. Il en va de même pour le monde arabe au sens large, où je travaille avec des artistes de toute la région depuis vingt-cinq ans. J’ai reçu de nombreux appels téléphoniques pour me soutenir, d’autres où l’on me posait des questions sur la chanson. Je dois préciser qu’au début le soutien n’était pas public mais personnel. Mais quand les gens ont commencé à s’intéresser au contenu de la chanson, aux paroles et à l’intention évidente du projet, les réactions ont été très favorables et beaucoup ont changé leur façon de voir.
Joseph: On pourrait aussi ajouter que beaucoup de ceux qui ont critiqué la chanson ne l’ont même pas écoutée. Le fait que deux artistes, un Arabe et un Israélien, ait coopéré pour faire une chanson sur la paix suffit à agiter les masses et les médias, qui dépendent des fausses nouvelles pour survivre. Il est dans l’intérêt des groupes extrémistes de trouver des cibles afin de servir les intérêts politiques de divers mouvements islamistes régionaux et internes, car nous avons vu des États dotés de puissants médias attiser les flammes alors que de nombreux artistes tunisiens commencent à soutenir publiquement Noamane. Ali Abdel Eid Emad Aziz et d’autres artistes ont publié des vidéos soutenant publiquement l’initiative de Noamane pour la paix.
Quelles ont été les conséquences de cette chanson sur votre vie professionnelle?
Noamane: Je travaille pour la télévision publique tunisienne en tant que musicien, mais ils m’ont «viré» et m’ont dit de me reposer chez moi pendant quelques semaines, jusqu’à ce que les choses se calment. Et c’est un scandale au regard de cette grande institution, qui est publique et financée par le peuple tunisien lui-même. Et cela, sans aucune explication, sans aucun respect du contrat professionnel: on m’a averti par un bref coup de téléphone. Ce qui est encore plus agaçant, c’est que le jour de l’anniversaire de la Révolution tunisienne – le 17 décembre –, la télévision a retransmis plusieurs sessions musicales que j’avais créées et où l’on me voit jouer. Quel genre de controverse est-ce là? Il faut choisir entre diaboliser quelqu’un et utiliser ses productions.
Joseph: Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon pour un pays d’exploiter ses ressources, ses talents, et je ne vois pas comment un pays comme la Tunisie, qui aspire à devenir une démocratie, peut avancer avec de telles mentalités. C’est l’anniversaire de la Révolution tunisienne. Une révolution de liberté et de paix. Est-ce que ce pays sera un pays qui persécute les artistes et incite les gens à se retourner contre les citoyens qui encouragent l’amour et la paix? Cela serait contre toutes les valeurs de la révolution.
Le gouvernement tunisien assure-t-il votre sécurité ?
Noamane: Non. Je suis à la maison avec ma femme et mes enfants, et je n’ai aucune garantie de sécurité, malgré les menaces de mort que j’ai reçues. Je n’attends aucune réponse du gouvernement, le seul protecteur est Dieu. Toute ma famille et mes amis sont avec moi, et ma priorité est de toujours faire le bon choix. Et je l’ai fait. Je chanterai toujours pour la paix.
Votre histoire arrive à un moment charnière dans le Moyen-Orient. De nombreux pays comme Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Soudan signent les Accords d’Abraham avec Israël pour normaliser les relations. Par conséquent, la situation actuelle et l’avenir proche nous disent que vous vous êtes bien positionné. Êtes-vous encore plus convaincu de votre choix?
Noamane: J’en suis convaincu à 100%, et si c’était à refaire, j’accepterais volontiers. Car autant j’aime mon pays, mon peuple, ma vie ici en tant que Tunisien, et je ne veux pas le voir offensé ou blessé, autant j’aime aussi le peuple palestinien et je ne veux plus le voir dans le sang, la pauvreté ou la misère. Et ce sont les gens qui paient la facture. Pourquoi ne pas vivre en paix? Pourquoi tous ces martyrs? C’est le peuple qui doit répondre à cette question. C’est parce que les gouvernements arabes n’ont rien fait que, en tant que citoyens, nous devons le faire. Nous devons faire plus que cela.