Dans son entretien avec la chaîne américaine CNN, la reine jordanienne Rania a fustigé la politique occidentale du deux poids, deux mesures, qui institue une pratique d'indignation sélective par rapport à des situations similaires dans le contexte mondial.
La différence d'approche entre la question ukrainienne et celle de la Palestine est en effet notoire et déconcertante. Le fond philosophique de cette incohérence conceptuelle et éthique remonte à la concomitance entre l'idéal de l'universalité comme horizon de l'humanisme occidental et moderne et la vision ethnographique historiciste des cultures et sociétés non occidentales où l'Autre est exclu de la dignité humaine et de la civilisation universelle.
Le philosophe français Michel Foucault a démontré dans son œuvre monumentale que les notions cardinales de la modernité occidentale (comme la subjectivité le droit naturel et l'égalité citoyenne...), au lieu de fonder une assise solide pour la notion de fraternité humaine, ont engendré une volonté de vérité comme pouvoir de domination et d'exclusion, qui passe de la nature à l'humain.
Il ne s'agit plus de l'universel cosmopolite pensé dans quelques courants de la philosophie grecque (c'est-à-dire l'identité humaine globale), mais d'un universel circonscrit à l'homme occidental, fils des Lumières et de l'État-nation libéral.
L'universel moderne, arrimé à la notion de subjectivité, tout en élevant la conscience de soi en principe régulateur de la pensée et de l'action, a dépouillé la notion d'humanité de tout ce qui ne relève point de la rationalité instrumentale et du naturalisme physique. Il en découle une vision négative de l'Autre, réduit au statut de machine servile, du «barbare», du «sous-humain».
Hegel, philosophe par excellence de l'universel, défendait l'idée de la supériorité de l'Européen comme modèle accompli de l'humanité et soutenait la cause coloniale en ces termes: «L’Européen est intéressé par le monde, il veut le connaître, s’approprier l’Autre qui lui fait face, se donner dans les particularisations du monde, l’intuition du genre, de la loi, de l’universel, de la pensée, de la rationalité intérieure».
L'égalitarisme humaniste de la modernité occidentale souffre d'un vice de taille qui est l'identification radicale de l'homme libre et civilisé à l'homme occidental «ancré» dans l'Histoire (au sens finaliste propre au parcours des sociétés européennes).
Dans le traitement de la question palestinienne, trois glissements conceptuels dans le discours politique occidental méritent d'être soulignés:
- l'intégration d'Israël dans la notion d'Occident, suivant deux logiques différentes: la solidarité judéo-chrétienne, qui est une invention tardive ayant pour but d'exclure l'islam de la tradition monothéiste commune et la solidarité des nations démocratiques en considérant Israël comme le seul État du Moyen-Orient répondant aux critères de la démocratie libérale occidentale.
- l'inversion de la logique de victimisation, en transformant l'état d'occupation coloniale en Palestine à un enjeu de droit d'existence et de sécurité pour Israël, bien que tous les pays arabes, notamment l'Autorité palestinienne (AP) aient reconnu ce droit qui n'est plus aujourd'hui en question.
- la restriction délibérée des droits et normes juridiques applicables dans le contexte palestinien, en contraste avec l'évolution perceptible du droit pénal international, qui va dans le sens du principe de compétence universelle pour juger les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre.
La raison de ces glissements est certainement liée au génocide juif qui est une responsabilité européenne. La raison occidentale a cru se débarrasser de ce fardeau historique lourd en appuyant un projet de colonisation et d'occupation qui ne pourrait conduire qu'à un autre génocide atroce qui pèsera lourdement sur la conscience occidentale.
Le philosophe français Gilles Deleuze a pointé cette double transformation du génocide juif en mal absolu et du transfert de ce mal au contexte palestinien. Dans des propos prémonitoires Deleuze a écrit que «transformer le plus grand génocide de l’Histoire en mal absolu, c’est une vision religieuse et mystique, ce n’est pas une vision historique. Elle n’arrête pas le mal; au contraire, elle le propage».
Les derniers événements de Gaza sont une consécration exacte de cette prédiction.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.