ANKARA: Le système présidentiel exécutif très controversé de la Turquie se retrouve à nouveau sous les feux des projecteurs à la suite d’un nouveau rapport publié par le réseau Checks and Balances, une prestigieuse agence qui regroupe 294 organisations non gouvernementales.
Le système présidentiel turc a été introduit en juillet 2018, et a suscité un débat passionné en raison des pouvoirs conférés au président, de la diminution du rôle du parlement, des obstacles qui entravent le contrôle judiciaire, et de la réduction de la capacité de la société civile à surveiller les projets publics.
Le rapport affirme que ce système a conduit à une hypercentralisation du processus décisionnel du pays car le président n’est pas contraint par un organisme supérieur, ou par des balises constitutionnelles.
Le réseau Checks and Balances a recommandé des réformes qui séparent le chef de l'État de la présidence du parti. Il a de plus proposé une Commission parlementaire de vérification à l’intention du gouvernement et du président.
Avec le nouveau système les décrets présidentiels, généralement signés du jour au lendemain, sont exclus des contrôles du parlement, tandis que les questions parlementaires, adressées au vice-président et aux ministres et restées sans réponse, sont monnaie courante.
Au cours de la 27e session du parlement, 21 504 questions parlementaires au total ont été soumises, mais 11 663 d'entre elles sont restées sans réponse. Seules 1 700 questions parlementaires ont reçu une réponse à temps.
«Le principe de la séparation des pouvoirs est entravé au profit du pouvoir exécutif. Le système actuel permet désormais au président d'occuper les fonctions conjointes du chef de l'État, du chef du gouvernement et du chef du parti au pouvoir. Cette situation a poussé la Turquie vers un système hyper-présidentiel», signale le rapport.
Pendant ce temps-là, le président turc Recep Tayyip Erdogan poursuit en justice le vice-président du groupe d'opposition du Parti républicain du peuple (CHP), Ozgur Ozel, pour dommages affectifs après que ce dernier l’ai traité de «dictateur». Ozel a récemment comparé Erdogan au dictateur espagnol Francesco Franco et Erdogan a qualifié, à son tour, l'opposition principale de «cinquième colonne».
Le nouveau rapport intervient peu de temps après la publication d'une étude sur la polarisation en Turquie menée par l'Université d'Istanbul Bilgi et le Fonds Marshall allemand, et qui révèle que 90% des partisans du CHP et 77% des partisans du Parti démocratique du peuple pensent que le système présidentiel exécutif est extrêmement mauvais pour l'avenir du pays.
Les défenseurs des droits de la personne ont rapidement réagi à ces rapports, soulignant les répercussions négatives du système présidentiel sur les libertés et les droits civiques.
«Avant l'entrée en vigueur du système présidentiel, la tendance allait vers accorder plus d’espace aux droits et libertés, ainsi que de mettre en valeur les programmes de réforme qui renforcent la capacité des institutions inclusives et de la démocratie, déjà détériorées pendant la période de l'état d'urgence», Hayriye Atas, directrice générale du réseau Checks and Balances, a révélé à Arab News.
Toutefois, depuis 2018, les ONG turques ont connu un grave recul de leur environnement opérationnel. En 2020, les activités de la société civile - y compris leurs réunions - ont été réduites en raison des restrictions relatives à la pandémie.
En raison d'une loi nouvellement entrée en vigueur, les ONG sont désormais obligées de déclarer les noms de leurs membres au gouvernement. Beaucoup craignent de voir cette mesure dissuader les militants de se joindre à la société civile par crainte de surveillance du pouvoir en place.
«Ceci est évident lorsque nous suivons les mises en arrestation des militants et des défenseurs des droits de de la personne. Il manque encore un cadre législatif inclusif qui réglemente les tâches de la société civile. Tous les amendements et les législations relatifs à la société civile passent à la va-vite par des projets de loi exhaustifs qui ne permettent pas l’implication des acteurs concernés dans le processus législatif et empêchent le consensus», se désole Atas.
Le rapport indique que, si le pouvoir exécutif et sa zone de contrôle se sont étendus, l'efficacité du parlement et l'État de droit ont diminué de façon radicale; l'intervention de l'exécutif dans le domaine de la société civile est devenue flagrante. «Si cette tendance se poursuit, la marge de la société civile sera en effet trop restreinte, alors que les efforts de démocratisation du pays ne font que régresser», explique Atas.
Les partis d’opposition et les ONG turcs sont préoccupés par un projet de loi du gouvernement qui pourrait éliminer les activités de la société civile dans le pays, en permettant au ministère de l’Intérieur de remplacer leurs conseils et de suspendre leurs activités.
D’après Atas, le parlement a perdu la quasi-totalité de son influence sur le processus décisionnel. «La motivation principale derrière le système présidentiel est la stricte séparation entre le pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Dans ce système, le parlement devrait être particulièrement indépendant et efficace dans le but de surveiller le gouvernement, le pouvoir de réglementation appartient principalement au parlement. Mais le système présidentiel est conçu en faveur du pouvoir exécutif, étayé par des projets de loi exhaustifs, des décrets présidentiels, ainsi que des commissions parlementaires faibles».
Hakan Yavuzyilmaz, un analyste politique, soutient que l'une des caractéristiques prédominantes de la politique turque est la forte polarisation politique, un facteur qui facilitera sans aucun doute le déclin de toute forme de démocratie dans le pays.
«Suite à la transition vers un système présidentiel, la polarisation politique et sociale n'a pas diminué. Devant une polarisation aussi répandue, il est difficile de voir les citoyens turcs devenir apolitiques. Mais nous voyons aussi un nombre croissant d'électeurs indécis», a déclaré Yavuzyilmaz à Arab News.
«Une telle indifférence de la part des électeurs est un avertissement clair pour la stabilité du système des partis. Le temps nous dira si les partis politiques existants pourront enfin réussir à mobiliser de nouveau l’électorat indéterminé », a-t-il ajouté.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com