TRIPOLI : Abdel Razzak Darwich a l'habitude d'abattre un mouton pour l'Aïd al-Adha, la fête musulmane du sacrifice, et de distribuer la viande aux pauvres dans la ville libanaise de Tripoli. Mais en raison de la crise économique, ce boucher de 54 ans ne le fera pas cette année.
Dans un dédale de ruelles à Tripoli, dans le nord du Liban, ce quinquagénaire dont les affaires ont été laminées par la débâcle est à l'affût du moindre client.
"C'est la pire année pour nous à cause de la cherté exorbitante" qui a fortement pénalisé la demande, déplore-t-il.
Sa mine grise teintée de lassitude se décrispe quelque peu à l'arrivée d'un homme qui lui commande de la viande.
Contrairement à l'accoutumée, sa boucherie n'arbore pas l'habituel habillage de carcasses d'animaux fraîchement abattus qui pendent dans la vitrine à l'approche de l'Aïd.
Des milliers de moutons sont généralement abattus chaque année au Liban durant cette fête célébrée par les musulmans à travers le monde. Mais cela n'aura désormais pas lieu dans un pays englué dans sa pire crise économique depuis des décennies.
Dans la boucherie de Abdel Razzak, seule une portion orpheline de viande suspendue à un crochet pend à l'entrée, tandis que les réfrigérateurs sont totalement vides.
Avec la dégringolade de la monnaie, qui a bondi en quelques mois de 1.500 livres pour un dollar à 8.000 livres sur le marché noir, un mouton coûte désormais plus de deux millions de livres (230 euros), contre 600.000 livres l'an dernier.
Aujourd'hui, "nous achetons un kilo de mouton à nos fournisseurs pour 40.000 livres (environ 25 euros au taux de change officiel, NDLR), ce qui ne nous laisse aucune marge de profit", ajoute-t-il.
Fonte des dons
Tripoli, l'une des villes les plus pauvres du Liban avec une histoire émaillée de violences sectaires, a été durement impactée par la crise économique.
Le reconfinement entré en vigueur jeudi sur fond de nouvelle flambée de cas de Covid-19 a forcé les entreprises à fermer de nouveau et a laissé de nombreux travailleurs journaliers sans revenu.
La débâcle actuelle a par ailleurs bouleversé une tradition de longue date qui voyait les plus nantis faire un don de viande aux plus défavorisés en guise de charité religieuse.
Mais cette année, "les dons ont considérablement diminué, de plus de 80%", confie le cheikh Nabil Rahim, qui a l'habitude de jouer l'intermédiaire entre riches et nécessiteux.
"Nous avions l'intention de distribuer des vêtements à 300 orphelins, mais nous n'avons pu répondre qu'aux besoins de 50 d'entre eux", regrette ce religieux qui dirige une radio islamique.
Assise sur une chaise devant sa maison, Mona al-Masri raconte avoir renoncé au traditionnel gibier. "Nos priorités ont changé", affirme à l'AFP cette femme de 51 ans, qui recevait également des dons de viande chaque année.
Pour y pallier, la quinquagénaire a décidé de préparer des plats à base de lentilles, de légumes et d'herbes.
"Cette année, il semble que personne ne prévoit de distribuer quoi que ce soit", lâche-t-elle.
Le mouton, grand absent
Outre la crise et l'hyperinflation, qui a vu jusqu'à la moitié de la population basculer dans la pauvreté, le traditionnel pèlerinage a été largement restreint à cause de la pandémie, tandis que les restrictions liées aux voyages limitent les réunions familiales traditionnelles.
Ali Hassan Khaled, un boucher de 50 ans dans un quartier modeste de Tripoli, avait l'habitude d'abattre au moins 100 moutons pour ses clients durant l'Adha, mais cette année, il n'a reçu que 10 commandes.
"Les gens ne peuvent plus acheter d'importantes quantités de viande, même durant les fêtes. Les gens ne mangeront pas de viande et il semble qu'ils ne recevront pas de dons", dit-il.
A chaque fête de l'Adha, Salima Hijazi préparait des feuilles de vigne farcies. Mais cette année, le mouton n'est plus au menu.
"Nos revenus n'ont presque plus aucune valeur (...) et nous sommes désormais obligés de changer nos habitudes alimentaires", déplore cette femme de 33 ans.
"Nous n'avons pas non plus reçu de dons (...), ce qui rend cette fête particulièrement sombre", dit-elle.